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Qu’est-ce que la représentation ? Bolzano et la philosophie autrichienne (Paul Rusnock)

Bolzano, phénomène et apparition

Esquisse d’une ontologie des faits sociaux (Fabrice Clément et Laurence Kaufmann)

► Schizosophie corrige le professeur Lebesgue

► Précisions sur l’éminente question du prix du boudin

► Valeur et richesse – Commentaire de Fourquet

À quoi servent les économistes  (André Orléan)

 

 

Qu’est-ce que la représentation ? Bolzano et la philosophie autrichienne (Paul Rusnock) →  

 

Bolzano, phénomène et apparition

[zBolzano]

Rapprochement de l’édition Gallimard (page 135) et du fac simile de l’édition originale de 1837.

§ 44…/135/… B. aborde encore, entre autres, le rapport de la philosophie critique au scepticisme. Si Kant à plusieurs reprises a certes « tenu expressément le scepticisme pour une erreur et appelé l’incapacité à le réfuter un scandale de la philosophie et de la raison humaine en général » (cf. B XXXIX, Rem. ), on a toutefois considéré en partie l’idéalisme critique comme quelque chose qui ne valait guère mieux que le scepticisme ». B. poursuit : « La critique enseigne en effet en termes secs qu’on ne peut juger synthétiquement que sur les choses qui apparaissent ou phénomènes [Erscheinungsdingen oder Phänomena], c’est-à-dire sur les objets d’une expérience ou bien réelle ou bien seulement possible – mais non pas sur les choses en général ou en soi ou noumènes [Ding überhaupt oder an sich oder Noumena], c’est-à-dire qu’on ne peut pas énoncer sur elles quelque chose qui n’ait pas été déjà pensé dans leur concept. Il convient que nous nous demandions ici ce que nous devons nous représenter par les expressions : "choses en général". "chose en soi" ou "noumène" [Ding überhaupt, Ding an sich oder Noumenon]. Habituellement, on a coutume d’indiquer en ajoutant : "en général" ou "en soi" que le concept du mot qu’on lie à ce qui est ainsi ajouté doit être pris dans sa généralité complète, sans quelque limitation que ce soit qui viendrait s’y adjoindre par la pensée tacitement ; et le concept d’une chose en général [der Begriff eines Dinges überhaupt] serait donc ainsi le plus élevé de tous les concepts, celui d’un objet ou d’un quelque chose [der eines Gegenstandes oder etwas]. Mais il serait alors tout à fait absurde de dire que nous aurions bien le pouvoir de connaître quelque chose (etwas) des choses (Dingen) qui apparaissent [Ersheinungsdingen]. c’est-à-dire d’une espèce particulière de choses [Dingen], mais pas des choses en général [Dingen überhaupt]. Car on ne peut pas dire de quelqu’un qui connaît certaines espèces que le genre entier auquel ces espèces appartiennent lui est inconnu. Ainsi on ne peut pas dire de quelqu’un qui connaît plusieurs propriétés des figures planes qu’il ne connaît rien des figures en général. Les philosophes critiques doivent donc nécessairement comprendre par choses en soi ou noumènes [Dingen an sich] quelque chose [etwas] d’autre que les choses en général [Dinge überhaupt]. De cette opposition qu’ils font entre elles et les phénomènes [Phänomenen], on doit bien plutôt conclure qu’ils n’appellent choses en soi que toutes les autres choses qu’il y a encore en plus des phénomènes [Phänomenen], c’est-à-dire que toutes les choses dont nous ne pouvons pas faire l’expérience, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas intuitionner. Ils soutiennent par conséquent que nous ne pouvons pas juger synthétiquement sur un objet [Gegenstand] que nous ne pouvons pas intuitionner, et ils en concluent qu’il nous est impossible de parvenir à la connaissance d’une vérité quelconque – concernant Dieu, notre âme et tout autre objet suprasensible, quelle que soit l’importance qu’elle peut avoir pour nous. Or ce n’est pas là sans doute un scepticisme total, /136/ mais c’en est pourtant un qui nous fait précisément douter là où il nous serait le plus nécessaire de ne pas le faire. 

Quand Bolzano veut dire « phénomène », il écrit „Erscheinungsding“ ou „Phänomen“, c’est à dire les choses qui apparaissent, ce qui apparaît, les apparaissants. Quand il veut dire « Apparition », il écrit „Erscheinung“ :

« La représentation est donc, dans cette signification, le nom général pour les apparitions dans notre esprit dont nous désignons les genres particuliers par les dénominations : voir, entendre, sentir, percevoir, s’imaginer, penser, etc., pourvu que ce ne soient pas des jugements ni des affirmations qui seraient soutenues (sic). » (pages 143-144)

L’apparition n’est pas un apparaissant. Donc, l’apparition n’apparaît pas car apparaître est un privilège réservé aux apparaissants. Si « ce qui apparaît », un apparaissant, un phénomène, était la même chose qu’une apparition, il n’y aurait pas lieu, pour « ce qui apparaît », qu’il apparaisse. Notons encore que « les apparitions dans notre esprit » ne sont pas dans notre esprit parce qu’elles sont notre esprit même.

 

Présent. Voix médio-passive. λύω : délier (Grammaire grecque)

Indicatif

Infinitif

Participe

λύ-ο-μαι
φαίν
-o-μαι
λύῃ/ει
(<εσαι)
λύ-ε-ται
λυ-ό-μεθα
λύ-ε-σθε
λύ-ο-νται

λύ-ε-σθαι

φαίν-ε-σθαι

M. λυ-ό-μενος, -ου...
F. λυ-ο-μένη, -ης...   
N. λυ-ό-μενον, -ου...

φαίν-ό-μενον

φαίν-ό-μενα (pluriel)

 

Dictionnaire Électronique des Synonymes (Université de Caen)

« APPARITION : angélophanie, apparaissance (vieux mot français, 1170), approche, arrivée, avènement, commencement, création, éclosion, émergence, entrée, épiphanie, éruption, esprit, évocation, explosion, fantôme, forme, hallucination, introduction, invention, irruption, magie, manifestation, naissance, poussée, production, publication, revenant, seuil, spectre, survenance, survenue, théophanie, venue, vision, vue.  »

Absence de « phénomène » dans les synonymes mais présence de « manifestation ».

 

« PHÉNOMÈNE : accident, aigle, anomalie, apparence, bizarre, chose, énergumène, épiphénomène, excentrique, fable, fait, individu, lascar, loustic, manifestation, merveille, miracle, mirage, monstre, monstruosité, olibrius, original, ostrogoth, outil, phénix, prodige, rareté, singularité, type »

Absence de « apparition » mais présence de « manifestation ».

 

Robert des synonymes

« APPARITION I. Au propre. 1. Sens général : arrivée, avènement, introduction, manifestation, surgissement. survenance, venue. 2. D’un phénomène : commencement,  création, éclosion, émergence, éruption, explosion, genèse, germination, naissance, production. 3. D’une  œuvre : création, publication. 4. Locution : Faire son apparition : entrée. II. Par analogie. 1. Épiphanie, vision. 2. Esprit, fantôme, revenant, spectre. »

 

« PHÉNOMÈNEI. Quelque chose. 1. Au propre : apparence, épiphénomène, fait, manifestation. 2. Merveille, miracle, prodige. II. Quelqu’un. 1. Favorable phénix. 2. Non favorable : excentrique, original. 3. Méd. : monstre. III. Locution. Phénomène sismique : catastrophe, séisme, tremblement de terre. »

 

Robert

« Apparition ♦ 1° Action d’apparaître, se montrer aux yeux. V. Manifestation. Apparition d’un phénomène. Apparition d’une comète. Apparition de boutons sur la peau. (…) »

 

Manifestement, selon les dictionnaires, « phénomène » n’est pas « apparition » puisqu’il y a « apparition de phénomène ». Il ne peut y avoir apparition d’apparition, ni phénomène de phénomène. Cependant : il y a apparition puisqu’il y a apparaissants. L’apparition n’apparaît pas, cependant elle a  lieu.

 

Esquisse d’une ontologie des faits sociaux (Fabrice Clément et Laurence Kaufmann) →  

 

Précisions sur l’éminente question du prix du boudin

Réponse à un lecteur. Il est amusant que les mathématiques puissent servir d’auxiliaire pour la compréhension de la grammaire d’un mot et démontrer que tel énoncé ; « Le prix du boudin est une grandeur pour le boudin » ou « L’argent est la mesure de toute chose » est une absurdité.

Avant tout chose : selon Lebesgue, une grandeur est un nombre et ce nombre est le compte rendu d’une opération de mesure. Donc, si tel est le cas, une mesure n’est pas un nombre et un nombre n’est pas une mesure. Pour Lebesgue, un nombre est le compte rendu d’une mesure qui est écrit sur le papier. Il me semble que Frege dirait que le nombre est le sens du compte rendu écrit sur le papier. [Heil Myself !]

« Après relecture [de « Schizosophie corrige le professeur Lebesgue »], les seules remarques que je me permettrais sont de l’ordre du détail [comme vous allez le voir, ces détails sont essentiels], comme dirait Jean-Marie. Je n’ai pas les compétences pour juger la démonstration du professeur Lebesgue , mais il me semble l’avoir comprise. Si on admet son résultat, il faut néanmoins ne pas aller trop loin dans l’application du théorème. » [remarque du lecteur]

 La démonstration du théorème ne figure pas sur l’extrait que j’ai présenté. Je n’ai rapporté que les prémisses et les conséquences du théorème démontré et non pas la démonstration du théorème. Je publierai cette démonstration de deux pages dès que j’aurais mis la main sur ce foutu livre.

« “La hauteur de la pyramide n’est pas une grandeur attachée à la pyramide (puisque, à hauteur constante, la base de la pyramide peut varier de manière quelconque et donc le volume, la masse ♦♦) ”, oui, mais la hauteur de telle pyramide est une caractéristique à peu près immuable , ou qui varie d’une façon minime sur la durée, de cette pyramide. »

 Ici vous confondez, me semble-t-il, la hauteur de la pyramide qui est un segment de droite (constitutif et caractéristique de la pyramide) et la longueur de ce segment de droite qui est un nombre, nombre qui est, selon Lebesgue, le compte rendu d’une opération (manuelle) de mesure.

Le segment de droite dénommé hauteur est bien un constituant essentiel de telle pyramide et non de telle autre…

— et si telle autre pyramide a une hauteur de même longueur cela n’empêche que chaque pyramide possède sa hauteur propre tandis que ces deux segments de droite partagent un même nombre, par exemple le nombre « trois », nombre qui est commun à tout segment de droite qui mesure « trois » —

…mais cela n’empêche pas que sa longueur ne soit pas une grandeur pour cette pyramide. Pourquoi ? Non pas, comme vous le dites, parce que cette hauteur (le segment aussi bien que sa longueur) est « immuable » pour une pyramide donnée, mais parce que la grandeur qu’est ce nombre-longueur viole le théorème de Lebesgue : son rapport avec une grandeur de la pyramide (volume ou masse) n’est pas constant. On n’a pas pour toute pyramide volume = k hauteur. La longueur de la hauteur n’est donc une grandeur que pour le segment de droite « hauteur ».

Maintenant, pourquoi le volume et la masse de la pyramide (mais aussi bien le volume de tout solide homogène) sont-ils des grandeurs pour la pyramide ? Parce qu’ils respectent le théorème de Lebesgue : pour telle pyramide aussi bien que pour toute pyramide (et même pour tout solide) on a bien masse = constante x volume. Dans ce cas de proportionnalité, le nom de cette constante est bien connu, ce n’est autre que la densité.

Plus simplement le volume est une grandeur pour la pyramide car ce nombre résulte d’une mesure de même que la longueur du segment hauteur résultait d’une mesure. Pour mesurer le volume d’un patatoïde on remplit celui-ci avec un pavage de tout petits pavés cubiques de même dimension jusqu’à ce que l’ajout d’un seul pavé crèverait la surface du patatoïde. On les compte et l’on obtient un premier « combien de fois » et ainsi un premier volume. On poursuit l’opération jusqu’à ce que le patatoïde soit complètement à l’intérieur du pavage, tous les pavés extérieurs crevant ou touchant la surface, les autres situés à l’intérieur sans crever la surface et l’on obtient un  nouveau « combien de fois » et ainsi un second volume plus grand que le premier. Le volume du patatoïde est compris entre les deux volumes. En diminuant la taille des petits pavés on approche davantage du volume du patatoïde. En diminuant infiniment cette taille on obtient l’unique meilleure mesure du volume du patatoïde. Dans les faits, il faut recourir au calcul intégral. Pour les solides simples, cube, pyramide etc. on dispose de formules.

Cela illustre bien ce que dit Wittgenstein de la grammaire qui cache la logique : grammaticalement parlant il est correct d’employer indifféremment le mot « hauteur » et pour le segment de droite et pour la longueur de ce segment de droite, de même pour le diamètre ou la circonférence d’un cercle. L’usage est courant et l’usage est le maître. De même que pour les termes « économie » et « économie » qui désignent en français, soit la chose, soit la « science » de la chose. Les homonymes sont une plaie pour la clarté de la pensée. Bolzano le premier, puis Frege et Wittgenstein ont bien insisté sur ce point.

♦♦ J’espère que maintenant vous comprenez cette elliptique démonstration : « La hauteur de la pyramide n’est pas une grandeur pour la pyramide (puisque, à hauteur constante, la base de la pyramide peut varier de manière quelconque et donc le volume, la masse). » Puisque à hauteur constante l’aire de la base de la pyramide peut varier de zéro à l’infini, le nombre des côtés du polygone de base, de trois à l’infini, et le volume ou la masse de zéro à l’infini, c’est bien la preuve que la hauteur qui est constante n’est pas dans un rapport constant avec le volume ou la masse qui sont deux grandeurs de la pyramide. La longueur du segment de droite nommé hauteur viole donc le théorème de Lebesgue et le nombre longueur du segment est une grandeur pour le segment mais n’en est pas une pour la pyramide.

La remarque « La hauteur de la pyramide n’est pas une grandeur pour la pyramide » est de Lebesgue lui-même qui s’adressant a des lecteurs censés être des professeurs de lycée leur dit : « il serait souhaitable de rappeler aux élèves que la hauteur de la pyramide n’est pas une grandeur pour la pyramide » (je cite de mémoire car j’ai égaré le livre de Lebesgue).

 « “Concernant le prix du boudin, il n’est pas une grandeur pour le boudin, « et encore moins une mesure pour le boudin ”, mais ne dépend-il pas tout de même un peu du marché du boudin , et pas seulement du marché en général (votre commentaire sur la « Définition » du Pr. Lebesgue) ? Si je veux vendre du boudin deux fois plus cher que mes concurrents, je peux toujours essayer, je risque de ne pas en vendre beaucoup. Le prix du boudin n’est pas une grandeur pour le boudin, mais à l’instant t de l’état du marché du boudin les marges de variation sur ce prix sont dans la pratique assez réduites ♦♦. »

 Le prix du boudin « est parfaitement défini » (dirait Lebesgue) pour le boudin puisque le prix du boudin n’est pas le prix de l’andouillette et que, strictement parlant, il est attaché au boudin… par une étiquette. Quand Lebesgue parle d’un nombre attaché à un solide il parle au figuré, ici on parle au sens propre. Cela contribue, je suppose, au fétichisme de la marchandise...

 — Dans l’expression écrite sur l’étiquette : « Un mètre de ce boudin peut s’échanger contre telle quantité (masse ou volume) d’or » (abrégé généralement en « tant de francs le mètre » et même « tant de francs ») seul le mètre est une grandeur pour le boudin tandis que la quantité d’or (volume, masse, nombre de pièces) est une grandeur seulement pour un solide en argent ou en or. —

…Mais cela n’empêche pas du tout que le prix du boudin, tout prix du boudin qu’il est, ne soit pas une grandeur pour le boudin. La réponse est presque dans votre question : le prix du boudin ne dépend pas un peu du marché, mais totalement, c’est à dire uniquement, du marché, quel qu’il soit (je doute qu’il existe un marché du boudin). À tel point que le fabricant du boudin peut très bien être obligé, en fin de marché, de vendre à perte, c’est à dire à vendre en dessous du prix de revient.

En passant, notez que contrairement au prix de vente, le prix de revient du boudin est bien une grandeur pour le boudin car il en coûte deux fois plus au charcutier pour produire deux fois plus de boudin. La quantité (masse ou longueur) de boudin produite est dans un rapport constant avec le coût de production pour un charcutier donné ou une usine donnée. Dans une usine de boudin ultra perfectionnée et automatique bien plus productive, c’est la même chose que chez un artisan : coût et quantité (volume, ou masse, ou unités) produite sont dans un rapport constant.

♦♦ Encore une fois, ce n’est pas la fixité du prix ou la non fixité du prix qui font que le prix du boudin est une grandeur pour le boudin ou non. Même une variation très faible du prix pour une même longueur de boudin est la preuve que le prix viole le théorème de Lebesgue. Sinon le prix devrait être dans un rapport constant avec la longueur, le volume ou la masse du boudin. Si le prix varie tandis que la longueur demeure constante, le rapport du prix et de la longueur varie. Ce rapport n’est donc pas constant. Donc le prix n’est pas une grandeur pour le boudin. Voilà ce que dit le théorème de Lebesgue. Pour que le prix devienne une grandeur pour le boudin, il faudrait qu’il soit constant lui-même car alors son rapport à la quantité (masse ou volume) de boudin deviendrait constant. C’est le cas, comme nous le voyons ci-dessus et plus bas ♠♠, pour le prix de revient.

Le fétichisme de la marchandise consiste, entre autre, à ce que le prix ressemble fichtrement à une mesure. À un instant donné le prix ressemble à un rapport numérique : on a tant de boudin pour tant d’argent de même qu’on a tant de masse pour tant de volume. Mais le premier rapport varie tandis que le second est constant. Ce qui importe, ce n’est pas a) que la hauteur de la pyramide varie ou non, mais b) que son rapport au volume ou à la masse de la pyramide n’est pas constant. Tout est là. Il me semble que vous confondez les deux (a et b).

Quel est l’intérêt de cette démonstration ? Tous les économistes, sans exception, croient que le prix d’une marchandise est une grandeur pour cette marchandise, même Orléan qui plaide pour une économie (economics) des relations contre une économie des grandeurs (aussi bien Marx que les marginalistes). À vrai dire, ils ne savent pas ce qu’est une grandeur. Il y a peu, je ne le savais pas moi même. Pourtant, Euclide le savait déjà.

J’avais arrêté la lecture du livre de Fourquet Richesse et puissance. Une généalogie de la valeur au chapitre 8 « Valeur et richesse » qui traite notamment de « Nature et mesure de la richesse » afin de me documenter sur la notion de grandeur et de mesure. Je fus très heureusement surpris à la lecture de La mesure des grandeurs de Lebesgue d’y trouver de quoi réfuter les paralogismes et les incohérences de ce passage. Je projette d’en faire un commentaire mais cela n’est toujours pas fait. (c’était déjà fait ici). Je vous joins donc ce texte tel quel aux formats HTML et PDF en pièces attachées.

« …il ne faudrait pas donner l’impression que le prix marqué à un instant t n’a aucun rapport d’aucune sorte avec la marchandise vendue – ce qu’à mon avis vous ne suggérez pas. »

Nous nous trouvons devant un des ravages de l’homonymie. Le seul rapport du prix du boudin avec le boudin est d’être le prix du boudin et non pas le prix de l’andouillette. Cela se traduit par une étiquette fixée au boudin par un picot, étiquette sur laquelle est inscrite une expression dont le sens est qu’un mètre de boudin peut s’échanger contre tant de francs. C’est donc la publication de la possibilité d’un échange et la valeur est cette publication. La valeur n’est pas un nombre ni une grandeur mais une publication de la possibilité d’un échange. Littré dit : « Valoir c’est avoir un prix ».

C’est un rapport en effet, mais il n’est pas un nombre, il n’est pas un quotient, mais la publication de la possibilité d’un échange, c’est à dire une certaine institution dans une certaine société (cette institution n’existe pas dans toutes les sociétés). Le seul rapport dans l’échange marchand, c’est l’échange et la publication de sa possibilité ; et non pas un rapport de deux grandeurs, un quotient, un nombre. Les marchandises ne sont pas commensurables et ne peuvent le devenir d’aucune manière. Le prix ne rend pas les marchandises commensurables mais échangeables (Orléan fait encore la confusion, je vous enverrai des extraits). La question est non pas comment les marchandises deviennent commensurables ; mais comment deviennent-elles échangeables. La réponse de l’économie classique est qu’une grandeur est cachée dans les marchandises, grandeur qui put ainsi devenir égale à une autre. C’est cela le fétichisme de la marchandise qui fait de celle-ci un gri-gri avec une grandeur cachée dedans ! Le type de rapport du boudin et de son prix n’a rien à voir avec le type de rapport de son volume et de sa masse qui est un nombre.

♠♠ Notez encore une fois que si le prix de vente n’est pas une grandeur pour le boudin, ce n’est pas le cas entre une quantité (masse ou longueur) de boudin et le coût de sa production qui est dans un rapport constant avec la quantité produite : si la quantité produite double, le coût de cette production double car le prix de revient est constant. Le fabricant ne peut pas faire que son prix de revient soit moindre qu’il n’est, sauf travailler lui-même encore plus dur ou acheter une machine plus productive ou mettre un de ses employés à la porte et faire travailler plus les autres en les payant moins à la Sarközy ou encore payer moins cher ses matières premières et auxiliaires. En l’absence de ces mesures (attention, homonyme !), le rapport de la quantité produite et du coût de cette production est constant. Donc le prix de revient est bien une grandeur pour le produit (attention homonyme !) contrairement au prix de vente. Notez encore que le prix de revient ne résulte pas d’une mesure, mais il est calculé grâce à une suite d’additions et de règles de trois.

Nous avons donc à faire à des homonymes : un rapport peut être un rapport humain, un échange par exemple, ou le résultat d’une mesure, un quotient, un nombre (du latin quotiens : combien de fois. Cicéron : combien de fois, Catilina, tentas-tu de me tuer ?), un report tant de fois de dans b. L’exemple que vous donnez montre que vous devez faire une estimation, deviner maintenant ce que pourrait-être la vente plus tard et à quel prix et pour ce faire vous recherchez des exemples de prix sur le marché internet. Tous vos confrères font de même. Donc, c’est le marché, dont vous êtes, qui détermine le prix de vente. En aucun cas il ne s’agit de mesure. Le rapport de votre marchandise à son prix de vente est une estimation qui vous est propre : ce prix résulte d’une évaluation et non d’une mesure. Le prix de revient est un fait, le prix de vente est une évaluation qui sera confirmée ou non par la vente.

 


Valeur et richesse
Selon Fourquet la valeur est rapport et mesure

Commentaire après lecture de Lebesgue, 10 août 2009
   

   

   

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Valeur et richesse

 

AVIS

Dans cette discussion, je prends le mot valeur de deux façons (sinon on ne peut pas s’en sortir), soit relâchée qui ne distingue pas le prix et la valeur et emploie l’un pour l’autre (usage déjà constaté et admis par Turgot), soit au sens strict dont je suis l’analyste : la valeur est l’idée d’un échange et le prix n’est pas une grandeur pour le boudin mais seulement pour l’argent. J’indiquerai donc le sens entre parenthèse.

Je rappelle la base de mon argumentation. Selon Lebesgue, une grandeur est un nombre positif attaché à une famille de corps ; mais tous les nombres ne sont pas des grandeurs. Un nombre est une grandeur selon la famille de corps auquel on l’attache. Le diamètre (selon Littré, « diamètre » désigne aussi bien un segment de droite que la longueur de ce segment) du boudin étant une constante universelle ainsi que l’atteste un usage constant, il s’ensuit que la longueur, la masse et le volume sont des grandeurs pour le boudin parce que ces grandeurs respectent l’unique théorème de la mesure des grandeurs selon Lebesgue. Le nombre « prix du boudin » quoiqu’il soit parfaitement défini pour le boudin (il est le prix du boudin et non pas le prix de l’andouillette) n’est pas une grandeur pour le boudin parce qu’il viole ce théorème. Voici le théorème (plus simple, tu meurs) :

« 88. — Lorsque deux grandeurs G et G1 sont définies pour la même famille de corps si, pour tous les corps pour lesquels G a une même valeur quelconque g, G1 a une même valeur g1, entre g et g1 existe la relation g1 = kg, k  étant une constante. »

Conséquences : Quand deux nombres définis pour un corps ne satisfont pas cette relation, l’un d’eux, au moins, n’est pas une grandeur pour ce corps.

Mais si ces deux nombres satisfont la relation, alors, tous les deux sont des grandeurs pour ce corps : la longueur et la masse du boudin (le diamètre étant supposé constant). C’est ce qui explique que l’on vende indifféremment le boudin au mètre ou au kilogramme.

La relation g1 = kg n’existe pas entre le prix du boudin et la longueur ou la masse du boudin. Donc le nombre « prix du boudin » n’est pas une grandeur pour le boudin. Si vous considérez le boudin comme « une richesse », alors, non, le prix du boudin (la valeur du boudin) n’est pas une mesure de la richesse.

Le sage Lebesgue nous dit que :

« On remplacera des raisonnements un peu douteux ou franchement inadmissibles [Oui il est grand temps] par des raisonnements corrects en démontrant que l’on a affaire à des grandeurs. »

Ainsi le nombre prix est parfaitement défini pour la famille des marchandises (puisque c’est cette définition qui caractérise les marchandises) mais il n’y a pas identité entre la famille des marchandises et la famille des corps pour lequel le nombre prix est une grandeur. Le prix n’est une grandeur que pour la famille des corps en or.

Le fétichisme de la marchandise qui a tant intrigué Marx réside, entre autre, dans le fait que la règle de l’échange marchand est que le prix du boudin et la longueur du boudin doivent respecter la relation g1 = kg (Lebesgue signale d’ailleurs ce fait) ; mais cette relation peut être interrompue à tout moment, même au cours de la transaction (cela se voit tous les jours et partout). La constante k est en fait une variable ! Il ne s’agit pas d’une mesure, mais d’une coutume. Il s’agit purement et simplement d’une illusion de mesure du fait que les nombres longueur du boudin et prix du boudin semblent suivre, momentanément, la relation g1 = kg du fait de la règle suivie dans l’échange marchand. Cette illusion est à l’origine d’un nombre incalculable d’erreurs de raisonnement. La règle de l’échange marchand est… une règle, qui, comme toute les règles, peut-être suivie ou non, violée ou non ; tandis que le théorème de Lebesgue est une loi : il ne peut être violé sans que le violeur ne soit mis hors la loi. Le nombre qui viole cette loi n’est pas une grandeur. Point final. Quant à la loi de l’échange marchand, elle n’a rien à voir avec la règle de l’échange marchand. Elle est, selon Ricardo, que des marchandises qui ont des prix égaux ont demandé des « quantités » de travail égales. Point final aussi.

(…)

/137/ Théories endogène et exogène de la richesse. — La réponse à la question de l’origine de la richesse dépend des points de vue déjà exposés (cf. p. 125-128).

1) Point de vue intérieur : la richesse provient des sujets, de leur activité, de leur travail, et d’eux seuls. Le commerce extérieur n’entre en ligne de compte que pour solde, comme dans la comptabilité nationale. On se place en pensée à l’intérieur d’une société abstraite ayant en elle-même ses propres lois ; le monde extérieur est un décor, ou une coulisse. C’est le point de vue endogène de la richesse ; il sous-tend la notion de production nationale ou intérieure, énoncée par Boisguilbert et systématisée par les physiocrates et Smith. Mais l’idée que la source de la richesse réside dans la nation ou dans le peuple est un lieu commun des premiers économistes ; cette richesse des sujets nourrit celle du prince. La distinction richesse du roi/richesse des sujets est un préalable à toute théorie de la richesse.

2) Point de vue extérieur : on se place au poste d’observation mondial. Sur la scène mondiale, la richesse des nations se confond avec leur puissance, et se répartit le long des lignes de forces du monde. Elle est donc purement relative et dépend de la place des nations dans l’ordre mondial. Chacune est riche à proportion de la part qu’elle prend à la richesse mondiale commune. Cette part résulte des échanges commerciaux et financiers et se présente comme le solde de la balance du commerce extérieur (au sens large de la balance des paiements). D’où l’idée mercantiliste que la richesse égale la réserve d’or et d’argent de l’État. Cette théorie exogène donne le premier rôle à la circulation mondiale.

(…)

/138/ Théorie substantielle et théorie nominale de la valeur. — A partir de là, les choses se gâtent. De la valeur = mesure de la richesse , les économistes en sont venus à prendre la valeur pour la richesse elle-même ♦♦, à abandonner la notion de richesse et, a fortiori, celle de puissance dont elle n’était que la traduction dans le discours économique. Ce glissement sera achevé par Ricardo et par Marx, qui démarre Le Capital par un exposé de la substance de la valeur, qui séduit l’intellect, mais qui met en scène des personnages conceptuels imaginaires, à l’existence desquels Marx croit dur comme fer [c’est bien vrai].

Si l’auteur entend richesse au sens de « choses matérielles », la valeur (le prix) ne peut être mesure de la richesse car la valeur (le prix) n’est une grandeur pour aucune chose matérielle sauf l’argent.

♦♦ Pour une fois, les économistes n’ont peut-être pas tout à fait tort puisque la valeur (le prix) n’est une grandeur pour aucune chose excepté l’argent.

À l’opposé de cette théorie substantielle de la valeur, une théorie nominale : la valeur est le nom donné à la mesure commune de ces réalités physiques  qu’on appelle biens, services, marchandises, denrées, commodities, conveniences, ou collectivement richesse. La valeur des choses est leur mesure du point de vue de la richesse, comme la longueur, la surface, le volume est leur mesure du point de vue de l’espace, la durée, leur mesure du point de vue du temps, ou la pesanteur, leur mesure du point de vue de la gravitation ♦♦. Mesure de l’espace, mesure du temps et mesure de la force sont les trois mesures de base de l’esprit [ ! au sens de Cantillon ? ]. Les autres sont construites à partir d’elles, car les phénomènes du monde sont des combinaisons de force, d’espace et de temps [ ! cela ressemble au monde selon Searle]. La richesse est le nom économique donné à la puissance ; nous pouvons donc présumer qu’elle a une relation avec le concept de force ♦♦♦.

Impossible. La valeur (le prix) n’étant une grandeur pour aucune de ces réalités physiques (sauf pour l’argent), elle ne saurait résulter d’une mesure, ni constituer une mesure, de ces réalités physiques (voir plus bas)

D’autre part, il y a manifestement là un mésusage : l’auteur devrait dire « une grandeur commune », car une mesure est une opération et cette opération ne peut avoir lieu qu’entre grandeurs homogènes ainsi que nous le disait déjà Euclide dans ses Éléménts. Selon Lebesgue, le nombre est un compte rendu d’une opération de mesure. Comesurable ne veut pas dire commune mesure, mais mesurable ensemble, l’une par l’autre grâce aux parties aliquotes communes (ce sont les parties aliquotes qui sont communes aux deux grandeurs. Notez que pour les Grecs, ces deux grandeurs n’étaient pas des nombres mais des segments de droite) et cela parce que les Grecs ne savait par théoriser l’opération décrite par Lebesgue.

Enfin, ce n’est pas « ces réalités physiques » qui peuvent être mesurées, mais leurs grandeurs, longueur, aire, volume, masse.

Cette mystérieuse grandeur commune à toutes les familles de corps est ce qui a guidé le raisonnement de Marx au début du Capital : puisqu’aucune grandeur telle que la longueur, la masse, etc n’est commune, il ne reste donc plus que le temps de travail (cité comme exemple par Lebesgue lui-même ! Mais celui-ci ne dit rien d’autre qu’un ouvrier visse deux fois plus de boulons en deux jours qu’en un et qu’il y a donc proportionnalité entre le temps de travail et le nombre des boulons serrés. C’est tout) comme candidat pour la grandeur commune. Cette conception d’une grandeur commune conduit directement à une conception substantialiste de la valeur (du prix). D’une manière générale, Marx confond la règle suivie dans l’échange marchand qui est la proportionnalité de la longueur du boudin et de la somme payée par l’acheteur : la longueur double quand la somme double ; avec la loi de l’échange marchand qui est que les marchandises qui ont le même prix ont demandé le même temps de travail au sens de Ricardo — Ricardo exprime cette loi ainsi : le rapport (quotient, ratio) des valeurs de deux marchandises différentes est comme le rapport des quantités de travail demandées par leur fabrication, indépendamment du rapport des prix. « Quantité de travail » pose évidemment un problème que Marx corrigera en disant « temps de travail », mais Ricardo ne commet pas l’erreur que commettent Smith et Marx de faire de la valeur une substance —, et cela par la force des choses et non du fait d’une mystérieuse grandeur commune. Je n’entre pas dans les détails ici. Je dirais simplement que celui qui échangerait des marchandises (soit directement, soit par l’intermédiaire de l’argent) ayant demandé x temps de travail avec des marchandises ayant demandé x-δ temps de travail s’appauvrirait tandis que son co-échangeur s’enrichirait. Il s’en apercevrait vite et exigerait que cesse ce marché de dupe (la chose a lieu tous les jours, figurez-vous). Voilà ce que j’appelle la force des choses. Ceci doit être facile à modéliser, à mon avis. J’ai bien essayé de par le passé (1964) avec l’aide d’un géomètre, mais nous n’y sommes pas arrivés. Ce devrait être un travail facile pour quelqu’un rompu à la modélisation.

♦♦ Non, pas du tout. La valeur (le prix) n’est pas du tout la mesure des choses du point de vue de la richesse comme la longueur est la mesure du point de vue de la longueur (c’est à dire le rapport de deux longueurs) car… la longueur est une grandeur pour certaines familles de corps et n’est pas une grandeur pour d’autre ; tandis que la valeur (le prix) n’est une grandeur pour aucune, sauf… l’argent, cela pour la simple raison que le prix varie à sa guise et ne saurait donc respecter l’unique théorème de la mesure des grandeurs selon Lebesgue. C’est même sur cette guise que la prétendue science économique s’est toujours cassé les dents.

♦♦♦ Là, je ne comprends pas bien.

L’opposition entre théories substantielle et nominale de la valeur rejoint le débat philosophique médiéval entre réalistes et nominalistes. Pour éviter toute ambiguïté, j’annonce ma couleur : nominaliste. Je le suis devenu : « valeur est le nom de la puissance sociale » (cf. p. 125) est encore substantialiste. C’est pourquoi je /139/ conserve le vieux mot de richesse pour désigner la réalité physique dont la valeur est la mesure . La valeur est la représentation, quantitative de la richesse/puissance ; c’est un rapport ♦♦. Les rapports entre valeurs donnent des informations d’ordre quantitatif, des proportions, des ordres de grandeur : c’est essentiel. Combien de fois, en lisant les historiens, ai-je pesté contre tel ou tel qui donnait un chiffre sans point de comparaison : autant ne rien dire ; le chiffre seul ne signifie rien ♦♦♦. Pas la moindre information. L’information, c’est la relation à un autre chiffre ♦♦♦♦.

 Non, le prix n’étant une grandeur pour aucune des marchandise sauf les corps en or, je vois mal comment la valeur pourrait être une mesure de quoi que ce soit. La valeur est seulement la publication de la possibilité d’un échange, elle est seulement une représentation, publique, d’un échange possible.

♦♦ Non, pas en ce sens. La valeur n’est pas un rapport au sens de mesure, elle est un rapport au sens… d’échange ; pas même d’échange effectué mais seulement comme idée d’un échange effectué. À part ça, qu’est-ce qu’une idée ? Selon Frege c’est le sens d’une expression (Quine semble l’avoir oublié). C’est le cas avec l’étiquette. Frege dit aussi que les idées sont saisies dans le monde. C’est le cas aussi avec l’étiquette.

La valeur est la représentation d’un échange (représentation au sens de Bolzano, évidemment, et surtout pas celle de Locke ou de Hume) et non la représentation, quantitative ou non, de la richesse. Cela dit, je n’ai pas une idée précise de la richesse. La richesse est comme le temps de saint Augustin. On comprend très bien de quoi il s’agit mais on est incapable d’en parler. Cette distinction est importante. On peut comprendre quelque chose et cependant ne pas savoir en parler. On ne sait donc pas. Savoir, c’est savoir dire. J’ai compris pendant vingt ans que le phénomène comme phénomène (par opposition à phénomène tout court), c’est à dire l’apparition (par opposition à apparaissant ; apparaissant=phénomène, apparition=phénomène comme phénomène), n’apparaissait pas, était donc le suprasensible et le seul supra sensible ; sans pouvoir le dire. Comme vous pouvez le constater, grâce à Hegel, distributeur automatique de propositions, aujourd’hui je sais dire ce que j’ai si longtemps compris sans savoir le dire. Cela permet de savoir ce qui nous distingue de nos frères animaux : ils comprennent (et se font comprendre) sans savoir le dire.

♦♦♦ Le chiffre seul est la représentation d’une quantité d’argent. Cela est évident si l’on prend la peine de développer la représentation de la possibilité d’un échange, ainsi : « Il est possible d’échanger x de machin contre y d’argent ». Il y a deux nombres dans cette représentation. Généralement, on se contente d’indiquer sur l’étiquette le seul nombre y. Par exemple vous voyez affiché sur un costume : « 1.800 » car il est évident que l’autre nombre, x, est 1.

♦♦♦♦ Non, l’information est la publication de la possibilité d’un échange.  

Mais le rapport de valeur  ne donne jamais aucune information de causalité ♦♦. C’est la limite absolue de la pensée économique. Pour établir des relations de causalité, nous devons sortir du monde homogène et uniforme de la valeur et « voir » le monde de la richesse dont elle n’était qu’une mesure. Mais la richesse elle-même n’étant qu’une réduction économique de la puissance, nous devrons « voir » les rapports de force, les réseaux, les circuits de captage, etc., bref : être généalogiste, et non comptable.

 La valeur n’est pas un rapport, mais l’idée (le sens d’une représentation) d’un rapport ; et ce rapport n’est pas un quotient, un nombre, mais un échange, une relation pratique.

♦♦ Pour autant que je comprenne ce que veut dire l’auteur :  la loi de l’échange marchand postulée par Ricardo – deux marchandises qui ont le même prix ont demandé la même quantité de travail – est un résultat et non une cause (Ricardo n’est donc pas substantialiste mais empiriste). Ce résultat demeure à expliquer. Pourquoi en serait-il ainsi ? Paul Jorion l’explique par les rapports de force et, faute de mieux, je suis d’accord avec lui. D’ailleurs Fourquet le dit lui-même un peu plus bas : « nous devons “voir” les rapports de force ». Bravo ! Cela dit, il y a du pain sur la planche.

La richesse implique conceptuellement la valeur. — Pourquoi les mercantilistes et Petty considéraient-ils que la richesse n’était qu’une partie de la richesse mondiale totale ? Parce que, dans le mot même de richesse, comme dans celui de puissance, est déjà inclus un rapport quantitatif entre ce dont on parle et l’ensemble de la richesse/puissance du monde. Quand on dit de quelqu’un qu’il est riche, c’est toujours par rapport à une échelle, fût-elle implicite, ou même oubliée. Une personne riche dans la France d’après guerre nous paraît pauvre aujourd’hui, etc. Dans la désignation « riche » et « pauvre », on sous-entend une quantité totale de richesse inégalement répartie. C’est parce que cette quantité est limitée ou rare qu’il y a égalité, ou inégalité. Si la quantité était infinie, le concept égal/inégal n’aurait pas de sens. Dans l’atmosphère abondante, « non mesurée », de la campagne, l’air qu’on respire n’est pas réparti à chaque individu : chacun y puise à volonté.

Il n’y a répartition, donc égalité/inégalité, que s’il y a rareté. La grandeur de la richesse est donc incluse dans le concept même de richesse ; même chose pour la puissance. Il n’y a grandeur qu’à partir du moment où la pensée peut énoncer : « égal à », « plus grand que », « plus petit que ». Une grandeur déterminée suppose une grandeur totale à laquelle elle est implicitement rapportée . Quand je dis : « j’ai respiré une grande quantité d’air », j’entends : /140/ par rapport à mon maximum de capacité respiratoire, et non par rapport à la quantité totale de l’atmosphère, ce qui n’aurait aucun sens : le rapport serait infiniment petit. Quand j’écrivais que « le pourcentage est le mode privilégié de représentation de la quantité » [1980, p. 371], en vérité, je me trompais : il n’y en a pas d’autre ♦♦. La quantité est, en soi, relation à un ensemble. Donc, le sens du mot richesse s’épuise dans son rapport à un ensemble, bien que nous ne sachions pas encore en quoi elle consiste physiquement. Dans le concept même de richesse réside le concept de valeur défini comme pure mesure de la richesse. Il n’y a pas d’un côté des choses qu’on appelle « richesses », et de l’autre une valeur-mesure de ces choses. Non. Il y a des tas de choses qui ne sont « richesses » que si, implicitement, on les compare à un ensemble de choses analogues. De ce point de vue, il n’y a pas de différence entre richesse et valeur ; c’est pourquoi les économistes se sont si facilement laissés avoir par la conception substantielle.

♦ Non, pas « totale », « autre grandeur » suffit. Ce rapport est la mesure d’une grandeur par une autre, homogène, et le nombre qui en provient et qui est une grandeur n’est autre que le compte-rendu de cette opération de mesure.

♦♦ Le pourcentage n’est qu’un type restreint de mesure. Le nombre qui est compte-rendu d’une opération de mesure est une représentation de l’opération de mesure. En ce sens un nombre quelconque est une représentation de la quantité. Il n’y a pas d’autre représentation de la quantité que le nombre. 

Mais la valeur en soi n’existe pas plus que la grandeur en soi. « Grandeur » n’a de sens que quand on précise : « grandeur de tel objet », c’est-à-dire son rapport à un autre objet, ou à l’ensemble des objets du même genre . Il en est de même pour la valeur « valeur » tout court n’a pas de sens, à moins de préciser : « valeur de telle marchandise » ♦♦, par quoi on mesure le rapport de cette marchandise à l’ensemble des marchandises considérées sous l’angle de leur valeur. Il en est de même de la puissance. Dire d’un pays qu’il est une « grande puissance » ne signifie rien d’autre que : il « peut » beaucoup par rapport à la moyenne, c’est-à-dire à l’ensemble de la puissance répartie entre les différents pays. En vérité, « puissance » est un concept vide ; il ne signifie rien d’autre qu’un pur rapport quantitatif à un ensemble. Dans le langage politique le plus chargé affectivement, le mot ultime, c’est « grandeur », un mot vide : la grandeur de la France fut le but ultime du général de Gaulle et des patriotes en général. Sous-entendu grandeur par rapport à la grandeur du monde, ou à la moyenne des grandeurs nationales. Même chose quand on dit que la France doit tenir son rang dans le monde. Quel rang ? Le quatrième ou le dixième dans l’échelle des grandeurs mondiales ♦♦♦.

Non, pas rapport à un autre objet mais rapport à une autre grandeur (de même espèce) d’un autre objet ou d’une famille d’objets, et ce rapport est une mesure, la grandeur étant un nombre qui n’est autre que le compte rendu de la mesure. Exemple : « 3,1354 »

♦♦ Cette expression de Fourquet me permet de bien préciser ceci : La manière dont la valeur (le prix comme on dit dans l’usage courant ainsi que le souligne Turgot) est valeur de telle marchandise n’a rien à voir avec la manière dont la longueur, par exemple, est la longueur de tel objet. Le nombre longueur est une grandeur pour cet objet tandis que le nombre prix n’est pas une grandeur pour cet objet et la valeur au sens strict n’est que l’idée (la représentation) d’un échange. Toute la malice est là. Voici enfin mis en lumière le fameux fétichisme de la marchandise. Évidemment, Marx n’avait pas les moyens de traduire sa juste intuition, moi non plus d’ailleurs. Je dois cela au professeur Lebesgue (et aux encouragements que m’a fourni obligeamment le grammairien Wittgenstein). En passant, comment ai-je eu l’idée de recourir au professeur Lebesgue ? Alors que j’écoutais la radio où discutaient deux doctes professeurs, l’un d’eux dit à l’autre : « il me semble que Lebesgue a totalement résolu le problème de la mesure ». Puis le temps passa. Et quand j’arrivai au chapitre Richesse et valeur, mesure de la richesse, je me dis : c’est le moment de lire Lebesgue, il y a un an ou deux de cela (le 7 avril 2006, sous le soleil exactement).

♦♦♦ Ici, il ne s’agit plus de cardinaux mais d’ordinaux. Et le mot « grandeur » n’ est plus qu’une figure de rhétorique : prendre l’ordinal pour le cardinal ou l’inverse.

Valeur ne contient rien de plus que le mot grandeur  : une relation, une proportion. Il n’a de sens que dans un contexte sémantique où il est question de biens, services, marchandises, etc. A cette réserve près, il est aussi vide que lui, et il ne peut s’employer, dans le langage, qu’à sa place.

Pas du tout, ni une relation, ni une proportion, puisque la valeur, au sens strict, n’est pas une grandeur, mais seulement l’idée (la représentation) d’un rapport (et que de plus ce rapport est un échange, une relation concrète ; la valeur est donc la représentation d’une relation et non pas la relation elle-même) et que le prix est bien une grandeur mais seulement une grandeur pour l’argent ou l’or et pas du tout pour les autres marchandises. Voilà donc l’étiquette enfin analysée. Il aura fallu plus d’un siècle pour venir à bout de ce petit bout de papier depuis la perplexité de Marx dans une rue brillamment éclairée de Londres.

Lorsque j’arrivais à Paris en 1959 et que je lisais Husserl et Sartre à la bibliothèque de la Sorbonne ou Sainte-Geneviève, je regardais les grandes étiquettes blanches avec un picot en acier et de petites roues portant les chiffres mobiles apparaissant dans de petites fenêtres, cela dans les splendides marchés qui existaient encore à Paris en ce temps, rue Mouffetard notamment. Et je me disais : « Voilà quelque chose que la phénoménologie ne peut pas expliquer ». J’étais déjà perplexe devant ce phénomène, comme Marx à Londres, Marx dont je n’avais pas lu une ligne encore.

/141/ Une expression irrationnelle : la « mesure de la valeur ». — Si « valeur » est le nom donné à la mesure de la richesse , parler de « mesure de la valeur » paraît plutôt bizarre. Étant elle-même une mesure, la valeur n’a pas de mesure, pas plus que la longueur n’a de longueur, ou la pesanteur de pesanteur. On peut mesurer la longueur d’un champ ou la valeur d’une marchandise, mais pas la longueur ou la valeur tout court. La « mesure de la valeur » est donc une expression irrationnelle. Quand on parle de « mesure de la valeur », sans s’en rendre compte on substantialise la valeur, on la confond avec la réalité dont elle est la mesure, à savoir la richesse.

Ce n’est pas le cas puisque la valeur n’est pas une mesure mais la représentation d’un échange ; mais la seconde partie de la phrase est cependant vraie : parler de « mesure de la valeur » est parler, en fait, de la mesure d’une représentation, ce qui est une absurdité parfaite.

Cette confusion n’est pas contingente : elle est constitutive de l’économie politique depuis Adam Smith. C’est d’ailleurs un expert en confusion : ayant déclaré que « le travail est la mesure réelle de la valeur », il parle dans la phrase suivante de « valeur du travail » , autrement dit : la mesure de la mesure réelle de la mesure... de quoi ? De la richesse, sans doute ! [WN, I, 5.] En revanche, ce qui n’est pas irrationnel, c’est la détermination de l’unité de mesure, de l’étalon, du langage de cette unité. Le poids s’exprime en grammes, l’espace en mètres, etc. L’unité est généralement conventionnelle. Quelle est l’unité de la valeur ? Ce problème fut un vrai casse-tête pour les anciens, comme en témoigne les écrits de Petty, de Turgot et de Smith.

♦ Marx a levé cette ambiguïté en montrant que Smith confond activité du travailleur et prix de revient du travailleur, coût de son obéissance et de son activité. Il montre que ce qui est payé au travailleur n’est pas le prix de son activité, mais le prix de revient de son existence et de son obéissance, autrement dit le coût de sa subsistance. À son époque, Marx luttait contre « la onzième heure » du trou-du-cul Senior.

La comptabilité nationale ne se pose pas ces problèmes métaphysiques sur la nature de la valeur et son étalon. Elle appelle prix ce que nous venons d’appeler valeur et se borne à compter ou comptabiliser ( = enregistrer sous forme de comptes) les prix tels qu’ils s’inscrivent sur les documents sociaux, mercuriales, factures, comptabilités d’entreprises ou d’administrations, indices de prix, etc. Elle dispose d’une unité de compte propre à chaque monnaie, le franc, le dollar, etc. Autrefois, on mesurait en livres, une unité de compte elle-même mesurée par une unité de poids — car une nouvelle unité de mesure prend appui sur un autre système de mesure déjà existant. Ainsi le joule ou le kilogrammètre est la combinaison d’une unité de poids et d’une unité de longueur, etc. [je suis parfaitement d’accord]

A l’âge classique, les économistes s’interrogent sur l’efficacité de la monnaie comme unité de compte. Ils constatent que cette monnaie a la forme d’une marchandise métallique et qu’elle est donc elle-même soumise à des fluctuations. D’où la recherche par Petty ou Smith d’un étalon immuable qu’ils croient trouver l’un dans la terre et le travail, l’autre dans le travail. Mais comme pour /142/ Smith la « valeur du travail » se trouve elle-même dans les biens de subsistance [le prix de revient de l’esclave salarié, le prix de ses moyens de subsistance], il est ramené à une autre unité et sa pensée se dilue, faute d’ancrage. L’habileté du travail est difficilement mesurable ; on pose que le travail qualifié est un multiple du travail supposé simple. Cette réduction étant faite, une unité de mesure s’impose : le temps de travail, objectivement divisible, calculable et négociable entre travailleurs et patrons. La mesure de la richesse par le temps de travail fait partie de la vie quotidienne : on parle de millions d’heures de travail perdues par grève, ou gagnées par une invention technique [ce qui n’a rien à voir avec le prix des moyens de subsistance de l’esclave salarié. Distinction parfaitement établie dans Le Capital].

Ici la mesure rejoint la réalité qu’elle mesure : la quantité de travail globale dont dispose une nation, et qu’elle dépense au cours d’une année de compte, mesure toute la richesse qu’elle crée au cours de cette année. C’est une ancienne intuition économique ; Petty fut le premier à vouloir faire du travail un instrument de mesure pour évaluer la richesse/puissance dans le cadre d’une comparaison européenne — c’était le but même de l’arithmétique politique. Mais ici se pose le problème aigu — le plus difficile de toute l’économie politique — de l’articulation entre le travail et l’utilité de la quantité de travail dépensé suffit-elle à mesurer la valeur d’une marchandise ? L’utilité de cette marchandise ne convient-elle pas ? Ce problème fut posé et, je crois, résolu par Turgot dans sa théorie de la « valeur estimative » (cf. p. 237).

Valeur virtuelle, valeur actuelle. — Voici une autre idée qui trouvera son plein sens quand nous aborderons la découverte de Turgot ; mais je souhaite que le lecteur l’ait en tête d’ici là. La valeur, étant mesure de la richesse physique, mesure une certaine quantité d’objets existant dans l’espace à un moment du temps. S’agissant d’une marchandise, son évaluation se fait au moment de la vente, donc après qu’elle a été produite. Elle a été produite selon un calcul de probabilité : combien vaudra-t-elle au moment de la vente ? Elle porte en elle un certain coût, somme des valeurs des ingrédients — une certaine quantité de travail (vivant ou figé en biens de production) augmentée d’un profit moyen en vigueur au moment de sa fabrication. Une marchandise a donc deux valeurs la valeur calculée au moment de sa production , et la valeur fixée effectivement au moment de la vente ♦♦.

♦ cette prétendue valeur n’est que le prix de revient qui se calcule grâce à des additions et des règles de trois. Ce prix est un fait accompli : l’argent requis pour la fabrication de tel objet est déjà dépensé quand l’objet est fabriqué. Le fabricant ne peut revenir sur ce fait et faire que cet argent ne soit pas dépensé.

♦♦ La valeur étant une expression modale, exprimant une possibilité (il est possible d’échanger z de machin contre y d’argent), il ne peut y avoir qu’une valeur. Une valeur qui ne serait plus une possibilité mais un fait accompli ne serait plus une valeur. La notion de valeur implique la possibilité. Si la vente a lieu, ce n’est pas la valeur qui est fixée mais la vente qui peut très bien se révéler être la dernière vente possible.

J’appelle valeur virtuelle celle qui est calculée au moment de la production [pourquoi pas prix de revient ?], qu’on considère parfois (langage substantialiste) « incorporée » ou, comme dira Ricardo, « réalisée » ou « fixée » [en fait, il s’agit d’argent dépensé réellement pour la production de la marchandise, il n’y a rien de fixé ou de réalisé ou d’incorporé. Il y a seulement argent réellement dépensé] /143/ dans la marchandise ; et valeur actuelle celle qui est déterminée au moment de la vente [même remarque que ♦♦ ci-dessus], et qui est égale à son prix [en fait, il s’agit de deux prix : le prix escompté par le vendeur et le prix effectivement payé par l’acheteur]. (Je mets de côté pour l’instant la différence entre prix de marché et prix naturel, que nous examinerons p. 130.) Contrairement aux apparences, la valeur prétendument « réalisée » dans la marchandise est irréelle ; c’est une valeur escomptée [non pas « une valeur escomptée » mais un prix escompté (Cf. Pérette et le pot-au-lait)], c’est-à-dire comptée à l’avance comme probable [comme possible avec une certaine probabilité], c’est l’objet même du calcul économique ; c’est pourquoi je l’appelle « potentielle » ou « virtuelle ». Seule la valeur actuelle est réelle [elle n’est donc plus une valeur, un prix escompté], et elle n’a d’autre réalité que son prix [une valeur ne saurait avoir de prix puisqu’elle est publication d’un prix, représentation d’un échange possible]. Je justifierai ces affirmations par la suite.

Faisons une comparaison avec... la puissance , justement. Quand on parle de « puissance », on se représente un pur potentiel : « telle nation est puissante », c’est une grande puissance en ceci qu’on l’estime capable de vaincre les autres en cas de guerre déclarée. C’est tout le problème : la « puissance » d’une nation mesure ce qu’elle pourrait accomplir en cas d’affrontement, mais ce qu’elle accomplit en fait, réellement, est une tout autre affaire [oui on le voit en effet depuis trente ans !] : la puissance révèle ce qu’elle peut (c’est-à-dire ce qu’elle vaut) en tant que puissance actuelle, en acte, ici et maintenant [une puissance en acte n’est plus une puissance mais une contradiction dans les termes], dans l’action elle-même, et pas ailleurs, pas demain. La guerre est le moment de vérité des évaluations de puissance. Telle nation que l’on croyait puissante s’effondre sur le champ de bataille, comme la France en 1940.

L’argent est n’importe quoi en puissance. Le misérable apologue du voyageur égaré dans le désert et que son argent ne peut désaltérer prouve an fait que l’argent est un objet social. Dans une société, sauf en tant de guerre, de siège, etc. l’argent est n’importe quoi en puissance, aussi bien eau en puissance, que dom pérignon en puissance ou château laffite 1955 en puissance. Le rapport marchand, l’échange asymétrique vente-achat, est l’actualisation de la toute puissance de l’argent. Ce qui s’actualise dans la vente, c’est la puissance de l’argent. L’argent manifeste son pouvoir dans les milliards de ventes qui ont lieu chaque jour. Et le pouvoir de l’argent provient de ce que ce fait (les milliards de ventes) est bien connu, c’est à dire connu de tous. Il n’y a pas seulement connaissance universelle (tous savent) du pouvoir de l’argent, mais il a connaissance universelle (tous savent) de l’universalité de la connaissance universelle du pouvoir de l’argent.

Autre exemple. On a coutume de chiffrer la puissance relative des pièces d’échecs ; c’est une indication facilitant les calculs, notamment au moment où l’on accepte un échange de pièces. Mais ce que la pièce vaut réellement c’est la position qu’elle occupe ici et maintenant sur l’échiquier. Une tour clouée derrière une rangée de pions ne vaut rien ; elle ne vaut que potentiellement ; si on ne libère pas son champ d’action, elle n’aura jamais l’occasion de déployer sa puissance. Inversement, un pion, qui en théorie ne vaut pas grand-chose, peut valoir, dans une conjoncture précise, beaucoup plus que la reine elle-même.

La valeur-travail de la marchandise n’a pas plus d’existence que la puissance d’une nation avant la bataille ou celle d’une pièce d’échecs avant l’engagement. La seule valeur existante, c’est la valeur actuelle ; ce n’est pas une chose, mais une pure relation. La vente est à la valeur ce que l’engagement est à la puissance [exact]. Voici une énigme philosophique : pourquoi, pour désigner la puissance, cette réalité si mystérieuse de la vie, utilise-t-on le substantif dérivé du verbe « pouvoir » en langue romane (latin potentiu), en anglais (may, might) ou en allemand (mögen, die Macht) ? Richesse et puissance. Une généalogie de la valeur (XVIe XVIIIe siècles). La Découverte 1989-2002 ]

   

Le rapport dans lequel s’échangent les produits du travail…

est l’échange lui-même !

La valeur n’est que l’idée de ce rapport

(Une Enquête, 1976)

Selon Lebesgue, une grandeur est un nombre. Contrairement au prix, la valeur n’est pas un nombre mais l’idée d’un rapport. Or ce rapport n’est pas un nombre non plus. Ce rapport est un échange. La valeur est l’idée d’un échange, c’est à dire, selon Frege, le sens de la relation modale à deux places : « Il est possible d’échanger x de machin contre y de truc », x et y étant des grandeurs (c’est à dire des nombres), mais x n’étant une grandeur que pour les corps de la famille de machin et y n’étant une grandeur que pour les corps de la famille de truc. Cette expression dont la valeur est le sens se note généralement sur l’étiquette : « y francs / 1 litre » ou « francs / 1 kilo » ce qui n’a pas peu contribué à la confusion entre valeur et proportion, entre valeur et rapport de deux nombres (il a fallu deux mille ans pour comprendre que le rapport de deux grandeurs est un nombre. De la théorie des proportions à la théorie des nombres réels, par Éliane Cousquer). Dans l’échange marchand, la famille de truc est toujours l’argent ou l’or ou ce qui en tient lieu. La valeur est donc le sens de l’expression complète : « Il est possible d’échanger x de machin contre y d’or », le prix, le nombre y, n’étant qu’une partie de l’expression tandis que la valeur est le sens de l’expression complète. Michel « prends l’oseille et tire toi » dirait : la valeur est publication de la possibilité d’un échange. L’or a le privilège d’être le pouvoir dans l’achat : c’est lui qui décide si la proposition d’échange sera effectuée, si l’échange aura lieu au prix proposé (sauf pendant les guerres où le vendeur a le pouvoir de vente dans le marché noir. Alors, l’argent supplie qu’on veuille bien l’accepter).

Grâce à Lebesgue, je montre que le nombre prix est défini pour toutes les marchandises mais qu’il n’est pas une grandeur pour toutes les marchandises, il l’est seulement pour une seule : l’argent. Le nombre prix n’est une grandeur que pour l’argent, il ne l’est pas pour le boudin, même s’il est défini pour le boudin. Il est défini pour le boudin par une étiquette tandis qu’il est défini pour l’argent par une mesure. Lebesgue : « Ainsi, un nombre est ou non une grandeur suivant le corps auquel on l’attache ; il n’y a pas identité nécessaire entre la famille des corps pour lesquels il est défini et la famille de ceux pour qui il est une grandeur. » Par exemple, le nombre longueur du diamètre du boudin n’est pas une grandeur pour le boudin, mais est une grandeur pour la peau des boudins de la famille des boudins d’un mètre. Si le diamètre double, l’aire de la peau double. Étonnant, nan ? Je crois bien qu’avant de vous perdre dans des raisonnements échevelés sur la valeur et la mesure des grandeurs vous feriez bien de lire le petit livre de Lebesgue, petit livre destiné aux professeurs de lycée et qui ne comporte donc aucune difficulté. Tout le monde peut lire Bolzano, tout le monde peut lire Frege, tout le monde peut lire Lebesgue, du moins, en ce qui concerne Lebesgue, ce petit livre. Il est dommage que ni Turgot, ni Marx n’aient pu lire ce petit livre, ce qui leur aurait évité bien des erreurs. C’est d’ailleurs ce que je me suis dit en arrivant à la page 136 du livre de Fourquet, au chapitre « Valeur et richesse », Nature et mesure de la richesse. Je me suis dit : « Encore ! Il est temps de lire le professeur Lebesgue » car je suis à peu près aussi nul en maths que Turgot ou Marx l’étaient pour leur époque.

Autrement dit : dans l’échange marchand, le seul rapport est l’échange lui-même [il n’y a pas d’ambiguïté en anglais qui dispose des quatre mots : relation, report, return, et ratio], il n’y a pas de rapport au sens de quotient (du latin quotiens : combien de fois), au sens de mesure. Les objets échangés sont mesurés, le boudin en mètres ou en kilogrammes, l’argent en onces ou en dollars (comme le canon après qu’il a tiré un coup qui met, pour se refroidir… un certains temps, ils sont nécessairement… d’une certaine quantité quand bien même auraient-t-ils été tirés au sort) ; mais l’échange marchand n’est pas une mesure, un rapport au sens de quotient, et l’expression « l’argent sert à mesurer la valeur » est dénuée de sens. C’est une pure sottise.

Donc la valeur n’est pas une grandeur, une mesure, elle  ne mesure rien, elle  ne peut être elle-même mesurée. La valeur n’a pas de mesure. L’expression « mesure de la valeur » n’a pas de sens. Contrairement à ce que dit Turgot : « Le prix est toujours l’énonciation de la valeur », c’est exactement l’inverse qui a lieu : la valeur est toujours l’énonciation d’un prix, autrement dit, la proposition d’un échange. Fourquet se trompe sur ce point (page 239, Richesse et Puissance). La valeur est énonciation, la valeur est publication. La vente, ou l’achat, qui ne peuvent avoir lieu l’un sans l’autre, sont réalisation de la valeur, c’est à dire réalisation d’un échange jusqu’alors seulement existant en pensée. Meuh !

 

Voir : Marx lit Aristote et La lettre volée

Turgot : Valeur et Monnaie (GF Flammarion) août 2006, alors, je n’avais pas encore lu Lebesgue. En relisant Turgot aujourd’hui, je vois que c’est plein de « mesure » et de charabia. Commentaire à venir. Ce qui est valable pour Fourquet est valable pour Turgot.

Le hasard fait bien les choses, je tombe sur ce texte de Grothendieck :

La magie des choses

Ce qui me satisfaisait le moins, dans nos livres de maths, c’était l’absence de toute définition sérieuse de la notion de longueur (d’une courbe), d’aire (d’une surface), de volume (d’un solide). Je me suis promis de combler cette lacune, dès que j’en aurais le loisir. J’y ai passé le plus clair de mon énergie entre 1945 et 1948, alors que j’étais étudiant à l’Université de Montpellier. Les cours à la Fac n’étaient pas faits pour me satisfaire. Sans me l’être jamais dit en clair, je devais avoir l’impression que les profs se bornaient à répéter leurs livres, tout comme mon premier prof de maths au lycée de Mende. Aussi je ne mettais les pieds à la Fac que de loin en loin, pour me tenir au courant du sempiternel « programme ». Les livres y suffisaient bien, au dit programme, mais il était bien clair aussi qu’ils ne répondaient nullement aux questions que je me posais. À vrai dire, ils ne les voyaient même pas, pas plus que mes livres de lycée ne les voyaient. Du moment qu’ils donnaient des recettes de calcul à tout venant, pour des longueurs, des aires et des volumes, à coups d’intégrales simples, doubles, triples (les dimensions supérieures à trois restant prudemment éludées), la question d’en donner une définition intrinsèque ne semblait pas se poser, pas plus pour mes professeurs que pour les auteurs des manuels.

D’après l’expérience limitée qui était mienne alors, il pouvait bien sembler que j’étais le seul être au monde doué d’une curiosité pour les questions mathématiques. Telle était en tous cas ma conviction inexprimée, pendant ces années passées dans une solitude intellectuelle complète, et qui ne me pesait pas. À vrai dire, je crois que je n’ai jamais songé, pendant ce temps, à approfondir la question si oui ou non j’étais bien la seule personne au monde susceptible de s’intéresser à ce que je faisais. Mon énergie était suffisamment absorbée à tenir la gageure que je m’étais proposé : développer une théorie qui me satisfasse pleinement.

Il n’y avait aucun doute en moi que je ne pourrai manquer d’y arriver, de trouver le fin mot des choses, pour peu seulement que je me donne la peine de les scruter, en mettant noir sur blanc ce qu’elles me disaient, au fur et à mesure. L’intuition du volume, disons, était irrécusable. Elle ne pouvait qu’être le reflet d’une réalité, élusive pour le moment, mais parfaitement fiable. C’est cette réalité qu’il s’agissait de saisir, tout simplement — un peu, peut-être, comme cette réalité magique de « la rime » avait été saisie, « comprise » un jour.

En m’y mettant, à l’âge de dix-sept ans et frais émoulu du lycée, je croyais que ce serait l’affaire de quelques semaines. Je suis resté dessus pendant trois ans. J’ai trouvé même moyen, à force, de louper un examen, en fin de deuxième année de Fac — celui de trigonométrie sphérique (dans l’option « astronomie approfondie », sic), à cause d’une erreur idiote de calcul numérique. (Je n’ai jamais été bien fort en calcul, il faut dire, une fois sorti du lycée. . . ) C’est pour ça que j’ai dû rester encore une troisième année à Montpellier pour y terminer ma licence, au lieu d’aller à Paris tout de suite – le seul endroit, m’assurait-on, où j’aurais l’occasion de rencontrer les gens au courant de ce qui était considéré comme important, en maths. Mon informateur, Monsieur Soula, m’assurait aussi que les derniers problèmes qui s’étaient encore posés en maths avaient été résolus, il y avait vingt ou trente ans, par un dénommé Lebesgue. Il aurait développé justement (drôle de coïncidence, décidément !) une théorie de la mesure et de l’intégration, laquelle mettait un point final à la mathématique.

Monsieur Soula, mon prof de « calcul diff », était un homme bienveillant et bien disposé à mon égard. Je ne crois pas qu’il m’ait convaincu pour autant. Il devait déjà y avoir en moi la prescience que la mathématique est une chose illimitée en étendue et en profondeur. La mer a-t-elle un « point final » ? Toujours est-il qu’à aucun moment je n’ai été effleuré par la pensée d’aller dénicher le livre de ce Lebesgue dont Monsieur Soula m’avait parlé, et qu’il n’a pas dû non plus jamais tenir entre les mains. Dans mon esprit, il n’y avait rien de commun entre ce que pouvait contenir un livre, et le travail que je faisais, à ma façon, pour satisfaire ma curiosité sur telles choses qui m’avaient intrigué.

Récoltes et Semailles, §2.1. La magie des choses

 

À quoi servent les économistes par André Orléan (Pour la science, 1999). →  

Sur la réflectivité des êtres collectifs, cf. Y-a-t-il une différence entre un tout et une collection ?

 

 

 

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M. Ripley s’amuse

Notes 7→ 

 

 

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