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L’apparition est un miracle permanent

« La tradition institutionnaliste européenne », par Claude Roche

Le tas de sable retrouvé

Ricardo. Principes…, chapitre 20

Valeur, richesse, puissance

 

● L’apparition est un miracle permanent. Ce qui fait que l’apparition est un miracle permanent est exactement l’inverse de ce que l’on tient habituellement pour des miracles dont on dit qu’ils sont des apparitions. Quand la Sainte vierge ou son fils apparaissent, l’on crie miracle ! miracle ! Or l’apparition, elle, contrairement à Jésus ou à sa mère, ne paraît jamais. C’est là que réside le miracle. L’on crie miracle ! miracle quand la Sainte Vierge apparaît mais personne ne crie miracle ! miracle ! alors que l’apparition n’apparaît pas. C’est parce que « personne » est du bétail. Meuh !

   

● Magnifique

« La tradition institutionnaliste européenne », par Claude Roche  […][gflk55g7kbna]

3/ L’amoralisme de la science économique et sociale

Si l’analyse est juste, reste alors à comprendre un véritable paradoxe : comment se fait-il que cette tradition [l’institutionalisme européen] pourtant si efficace soit devenue si faible chez les intellectuels européens (on la disait, quand j’étais jeune, « confinée chez les mandarins de Sciences Po » !) ?

Poser cette question est encore une fois revenir sur l’idée de la science ou plutôt sur le projet de construire un savoir scientifique dans le domaine de la société. Car on l’a dit ci-dessus le propre de notre tradition c’est de considérer le plus grand nombre – « même les femmes » disait Descartes – comme capable de juger des choses politiques et morales. Or le projet d’une science sociale va s’opposer explicitement à cette idée : c’est même là son origine. Pour être très précis, il va poser comme une nécessité que seuls des êtres raisonnables (les futurs experts) puissent orienter l’action des politiques, et plus encore qu’ils le fassent en s’appuyant sur les mauvais penchants de l’homme : il faut pouvoir canaliser les passions dira Hume, ce qui ipso facto dévalorisait toute référence à la moralité [sale con d’Anglais so comfortable]. D’où ce projet de la science de donner à ceux qui savent et à eux seuls le droit (moral) de juger des actions à réaliser. Mais d’où aussi ce parti pris théorique de ne considérer les hommes que dans la seule recherche de leur intérêt matériel : l’homo oeconomicus. On est bien sûr ici aux sources des idéologies qui deviendront hégémoniques au XXème siècle

On ne sera donc pas surpris : c’est Smith qui, après Hume, lèvera le premier cet étendard. Mais il était encore trop tôt. En fait ce sont Marx et Comte qui auront le plus fait pour cette idée (J.-S. Mill père de « l’homo oeconomicus » est un disciple d’ A. Comte) : l’écho de tels auteurs va créer le terreau sur lequel les sciences sociales modernes vont se développer [hélas ! c’est bien ce que j’ai toujours dit : Marx a porté à son zénith cette prétention, ce qui me permettait d’affirmer en 1978 (Le Tapin de Paris) que Marx n’avait jamais été critiqué, ce qui déplut fort aux crétins Debord et Lebovici (l’affaire est bien connue, Debord se tenait pour un grand critique de Marx) ; et cela me donne raison]. Et avec elles ces deux idées si ancrées chez les intellectuels qu’ils les croient naturelles (avec la morgue qui convient pour le « bon peuple ») : « qu’économie et politique n’ont rien à voir avec la morale » (« je suis un amoraliste » dira Keynes [heureusement pour sa réputation, il a dit aussi : « Il faut empaler les rentiers (c’est à dire les propriétaires d’actifs financiers])… et que « la voix du peuple, quand on l’écoute ne mène qu’au populisme » [le populisme t’encule, comme à Athènes. Le grand réformateur démagogue Clisthène, aristocrate snobé par son parti, épousa la cause du peuple et fit, notamment, la remise de toutes les dettes (un sujet d’actualité !), car un nombre de  plus en plus grand d’Athéniens devenaient esclaves pour dette. C’est lui le véritable fondateur de l’Athènes que nous admirons]

De telles idées sont largement admises de nos jours et là aussi elles semblent naturelles. Mais comme pour le marché il faut bien voir qu’elles sont datées et même plus : historiquement erronées. Quoi qu’il en soit et si on les accepte, alors il faut en accepter la contrepartie : au mieux il est vain, au pire liberticide de vouloir introduire de la morale dans l’économie.

L’écho de la thèse de Paul Jorion

La boucle est alors tout près d’être bouclée et c’est par là que je voudrais conclure. Car en défendant l’idée d’institution économique, en le faisant au nom de la raison (du bon sens) et plus encore « de l’éthique », Paul Jorion s’est de nouveau inscrit dans notre tradition institutionnelle. Il l’a même reprise – par sa critique de la spéculation – là où elle s’était arrêtée (et ou Milton Friedman avait lui-même échoué).

Il ne faut pas chercher ailleurs l’origine de l’écho qu’il a reçu : ce n’est pas tant l’individu, ni même son côté prophétique qui ont pu résonner. C’est cet ancrage dans notre tradition de pensée à laquelle inconsciemment nous sommes attachés… et dont on sent confusément que nous l’avons oubliée.

Reste alors à cheminer sur cette voie.

Sachez également que ces tyrans en Grèce étaient en faveur du peuple et promulguèrent à plusieurs reprises le partage égalitaire des terres assorti de mesures vexatoires pour l’aristocratie, mais aussi le législateur spartiate légendaire Lycurgue. Deux mille ans avant Keynes, Lycurgue luttait déjà contre la thésaurisation (remplacement des monnaies d’or et d’argent par des monnaies de fer). Vieille histoire. Ces tyrans et législateurs étaient les présidents Chavez de l’époque. Le populisme t’encule, mon pote et j’espère que bientôt il t’enculera stricto sensu. Madame Parisot fait pipi dans sa culotte ; et le pelvis ou le périnée de notre petit président se porte à merveille.

Cf. également :

♦ « Une métaphysique qui voulait se présenter comme une science » ;   […][q532gzivpghy]

♦ « A propos d’un parallèle entre L’argent, mode d’emploi et Some Considerations Upon Interest de John Locke (1692) »    […][22mqnwya41so]

   

● J’avais quelque peine à répondre à Searle sur ce point. Duhem le fait très bien. Et Jorion encore mieux. Si j’ai bien compris, c’est le sujet de son livre (Comment la vérité et la réalité furent inventées). Jorion est un homme orchestre : il joue de tous les instruments ; mais pas en même temps, heureusement.

Les pythagoriciens et nous

/279/ Quelle est la part de l’explication scientifique qui relève d’un enchaînement logique de propositions et quelle est la part qui relève de raisonnements d’ordre mathématique ? Telle est la manière dont Émile Meyerson résumait en 1921 la question de l’explication dans les sciences. Comment, s’interrogeait-il ensuite, les différents courants épistémologiques se sont-ils situés par rapport à cette problématique ? Parmi ceux-ci Meyerson distinguait alors trois grandes tendances : l’idéalisme mathématique, héritier d’une tradition inaugurée par Pythagore et poursuivie par Platon ; la philosophie de la nature telle que l’exposèrent Schelling et Hegel, et le positivisme d’Auguste Comte, Sophie Germain et Ernst Mach.

Pour ce qui touche à la représentativité de ces courants parmi les praticiens contemporains, Meyerson constatait que, pour la quasi-totalité d’entre eux, la « philosophie spontanée des savants » –  selon l’expression introduite plus tard par Althusser – se confond avec l’idéalisme mathématique ; une poignée se déclarent positivistes, tandis que plus personne ne s’affirme « philosophe de la nature ».

En dépit de leur grand nombre, les tenants de l’idéalisme mathématique ne retiennent que très peu l’attention de Meyerson : il n’a aucune peine à mettre en évidence, comme l’avait fait avant lui Pierre Duhem – dans une perspective strictement positiviste, lui –, que l’idéalisme mathématique se confond avec la simple naïveté épistémologique : la voie qu’emprunte spontanément le sens commun lorsqu’il se complexifie sans s’interroger sur ce qui constitue ses fondements. En bon kantien, Meyerson n’a que peu de respect /280/ pour toute pensée qui se révèle non critique ; sa position est radicale, cependant, en ce qu’elle disqualifie la quasi-totalité des savants en tant que juges de la signification épistémologique de leur propre démarche.

Restent alors en lice, à ses yeux, le positivisme et la philosophie de la nature, que l’on peut brièvement caractériser comme tenant, respectivement, que l’explication dans les sciences relève essentiellement de la modélisation mathématique complétée de la confirmation expérimentale, ou qu’elle relève essentiellement de l’enchaînement logique des propositions. Le talent de Meyerson consiste à mettre en évidence que les deux positions épistémologiques fortes que sont le positivisme et la philosophie de la nature se situent sur le même axe, dont elles constituent les pôles, et à prôner pour l’explication dans les sciences une position médiane entre Hegel et Auguste Comte. Il aura au passage pu étayer sa critique de l’idéalisme mathématique en mettant en évidence la validité des arguments avancés par Hegel et par Comte lorsqu’ils soulignent les dangers auxquels expose une confiance excessive accordée aux pouvoirs de la modélisation mathématique.

La première étape consiste à observer que positivistes et philosophes de la nature sont également convaincus que l’explication scientifique se compose à la fois et nécessairement d’un apport de nature logique et d’un apport de nature mathématique. Le second pas consiste à observer que philosophes de la nature comme positivistes attribuent les mêmes « maladies infantiles » à la déduction logique et à la déduction mathématique: la logique tend à masquer les présupposés métaphysiques (ontologiques) qu’elle véhicule, c’est-à-dire les paris qu’elle fait quant à la nature ultime des choses, tandis que les mathématiques tendent toujours à suggérer que leur capacité à l’explication transcende le domaine légitime de la modélisation – qui se limite en fait à la représentation quantifiée des choses observées et des rapports que ces choses observées entretiennent entre elles. La différence fondamentale entre positivistes et philosophes de la nature se situe sur ce plan. D’un côté, pour les positivistes, le danger que représentent les /281/ « passagers clandestins » ontologiques, danger inhérent à la déduction logique, apparaît plus sérieux que celui du « débordement » intempestif de l’explication lors du recours à la modélisation mathématique. De l’autre, et à l’inverse, les philosophes de la nature sont convaincus de savoir comment tenir la métaphysique en respect en n’exerçant l’enchaînement logique des propositions qu’à partir de teintes préalablement passés au filtre de l’examen critique, à partir de termes appréhendés uniquement, selon les termes de Hegel, « au niveau du concept ».

Positivistes et philosophes de la nature s’accordent donc sur un point essentiel; ils rejettent, les uns comme les autres, le credo central à l’idéalisme mathématique : que le monde est un reflet parfait des entités mathématiques ou, formulé de manière inverse, que l’univers est entièrement modélisable à l’aide de l’outil mathématique. Pour eux, unis dans leur réponse à cette question, s’il est indéniable qu’il est possible de mesurer le monde physique – il est possible en effet de constituer ce que Kojève appelle une phénoméno-métrie » –, le développement de cette quantification selon la « déclinaison » que suggère l’objet mathématique de la modélisation (une « énergo-métrie ») ne pourra jamais se révéler fructueux que par pure coïncidence : accidentellement et accidentellement seulement. La meilleure illustration de cette position est sans doute proposée par Hegel quand il explique pourquoi, selon lui, sur la question de l’orbite des planètes, Kepler est un génie et Newton un charlatan : « Et ceci montre combien plus purs furent le talent et l’intuition spontanée de Kepler : il ne fit intervenir rien de plus que la relation entre [le temps et l’espace] susceptibles de véritablement croître et décroître et ne gâcha pas l’expression pure et réellement céleste de ces relations en déterminant des quantités de gravité, qui n’a pas de quantité. »

Kepler découvre, grâce à la mesure (effectuée par son /282/ prédécesseur Tycho Brahé) et par le calcul, trois lois, trois proportions significatives, et, parmi elles, que l’aire balayée par le rayon vecteur joignant la planète au Soleil est constante pour des intervalles de temps réguliers, ce qui établit une correspondance entre le carré des temps et le cube des distances. Évoquant cette loi dans le Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel observe qu’elle « est si sublime parce qu’elle décrit simplement et directement la raison de la chose ». [Cf. extrait ci-dessous]

Newton tenta d’unifier les découvertes de Kepler en un objet mathématique unique et fut obligé, pour ce faire, d’introduire dans la modélisation ce qui, aux yeux de Hegel, apparaît comme autant de « monstres ontologiques » : les forces centripète et centrifuge  entités « spirituelles » – car agissant à distance – et donc « superstitieuses », « préscolastiques », que rien ne vient imposer comme faits, sinon la seule volonté d’établir une identité entre la forme d’un objet du monde sensible et la forme d’un objet mathématique.

. André Doz montre fort bien que Newton lui-même ne fait pas intervenir la force centrifuge dans l’explication qui lie vitesse et distance au Soleil, échappant ainsi sous ce rapport à la critique de Hegel, mais que l’ensemble de ses vulgarisateurs l’ont fait, ainsi d’ailleurs que Huygens (G. W. Friedrich HEGEL, La Théorie de la mesure, avec un commentaire d’A. Doz, PUF, 1970, pp. 182-190).

Pour les philosophes de la nature comme pour les posi­tivistes, l’étonnante harmonie préétablie que l’idéaliste mathématique ébloui croit observer de manière toujours renouvelée entre le monde de la nature et le monde des mathématiques, n’est qu’illusion : le fruit seulement de sa volonté de concevoir les choses de cette manière ; poussé au-delà de sa capacité à représenter la nature « au coup par coup », le modèle mathématique ne connaît en effet que des victoires à la Pyrrhus, apparentes mais fictives.

La classification par Meyerson de trois types élémentaires d’épistémologie devient ainsi parfaitement claire. L’idéalisme mathématique modélise la nature sur le mode /283/ mathématique mais se laisse toujours « déporter », succombant à la tentation d’attribuer à la nature, et par un effet en retour », la totalité des propriétés qui n’appartiennent qu’au modèle lui-même, alors que seules celles qui reflètent l’essence du phénomène modélisé – et qui justifièrent au départ le projet de modélisation – sont en réalité présentes.

La philosophie de la nature, elle, fait confiance, jusqu’à plus ample informé, à l’enchaînement logique des proposi­tions, ne se tournant vers la modélisation mathématique de faits d’expérimentation que pour en obtenir un « supplément d’information  ». À l’inverse, le positivisme bâtit sa demeure sur l’expérience contrôlée et soigneusement quantifiée, évitant, autant que faire se peut, la déduction logique, toujours suspectée d’implications métaphysiques mal maîtrisées. L’un et l’autre cantonnent la modélisation de la nature à sa mesure, seul mode de quantification susceptible de ne pas se laisser entraîner sur la pente d’une assimilation simpliste et hâtive de la nature aux idéalités mathématiques.

. Cela autorisait, bien sûr, les adversaires des idéalistes à ironiser sur certaines des implications de leurs vues. Ainsi Hegel marqua-t-il son irritation devant la remarque faite par Wilhelm Krug, qui avait mis en demeure l’idéaliste de d’abord « déduire sa plume », en consacrant une critique acerbe à l’un des ouvrages de ce kantien conservateur. Cf. G. W. F. HEGEL, Miscellaneous Writings, op. cit., p. 226.

On le voit, la démonstration de Meyerson est très élégante, et sa conclusion, le vœu d’une épistémologie combinant les mérites du positivisme et de la philosophie de la nature, paraît entièrement justifiée. Elle repose cependant sur le postulat d’une différence essentielle entre les principes du raisonnement logique et ceux du raisonnement mathématique. Dans De l’explication dans les sciences, Meyerson reprend la thèse centrale de son ouvrage antérieur, Identité et réalité, que « le cheminement de la pensée » (titre cette fois d’un de ses ouvrages ultérieurs) consiste dans l’identification d’entités conçues à l’origine comme distinctes et assimilées maintenant comme identiques sous un certain rapport. Ainsi, si j’ai un et trois, ce sont deux /284/ entités distinctes : un d’un côté et trois de l’autre. Mais sous un certain rapport, si j’ignore leur distinction initiale en les considérant cette fois ensemble, regroupés, un et trois font quatre.

Ce qui fait alors la distinction entre l’enchaînement logique et l’enchaînement mathématique des propositions, c’est la manière dont le premier coule de source sur le mode du « si... alors... », tandis que le second est forcé, prend le sens à contre-courant sur le mode du « bien que... néanmoins... ». En mathématiques, on ne suit pas le simple cours de la rivière, au contraire : on passe des cols escarpés qui vous font déboucher sur d’autres bassins fluviaux ; on ne passe plus de l’identique à l’identique mais désormais de l’analogue à l’analogue, toujours sous le mode d’un certain rapport.

Meyerson ne dit rien de la logique, qu’il considère comme connue de manière intuitive par son lecteur, mais il présente ce qu’il conçoit comme les principes directeurs des mathématiques. Ainsi, dans la démonstration classique du théorème de Pythagore, le « forçage » auquel pense Meyerson s’observe dans le caractère absolument arbitraire des constructions qu’exige la démonstration. Hegel avant Meyerson avait attiré l’attention sur le fait que le tracé des droites qui permettront de voir l’équivalence entre les aires des carrés construits sur les côtés de l’angle rectangle et celle du carré construit sur l’hypoténuse, implique un choix que rien ne motive a priori parmi les dizaines de droites qui pourraient être construites aussi bien et qui sont, elles, indifférentes par rapport à la preuve. Meyerson approuve ici pleinement Hegel qui considère que « la représentation mathématique est une représentation torturée » (Philosophie de la nature ; cité par Meyerson). Le débat se poursuit toujours : s’il est clair que la logique se découvre, il n’est pas /285/ certain pour autant que les mathématiques (ou toutes les mathématiques) se découvrent aussi, et si elles s’inventent, qu’est-ce qui privilégie leur fiction par rapport à d’autres fictions moins prestigieuses ? Nous tenterons plus loin d’apporter une réponse à cette question.

 

Searle : une philosophie naturelle

Searle : It’s paralélism, stupid !

Duhem : une théorie physique n’est pas une explication

Le grain de sel de Heil Myself ! 

Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé (1830)

Traduction Gandillac, Gallimard, pages 262-267

 

§ 270

Quant aux corps dans lesquels le concept de gravité est librement réalisé pour lui-même, ils ont pour déterminations de leur nature différente les moments de leur concept. L’un d’entre eux est ainsi le centre universel de la relation abstraite à soi-même. A cet extrême s’oppose la singularité immédiate, qui-est-hors-d’elle-même et qui-n’a-pas-de-centre, apparaissant à titre de corporéité également autonome. Mais les corps particuliers, qui sont à la fois tout aussi bien dans la détermination de l’être-hors-de-soi que dans celle de l’être-en-soi, sont des centres pour eux-mêmes et se réfèrent au premier comme à leur unité essentielle.

Remarque :

En tant qu’ils sont les corps immédiatement concrets, les corps planétaires sont les plus achevés dans leur existence. On a coutume de considérer le Soleil comme le plus excellent, dans la mesure où l’entendement préfère l’abstrait au concret, de même qu’aussi bien l’on a plus haute estime pour les étoiles fixes que pour les corps du système solaire. — La corporéité dénuée-de-centre, en tant qu’elle est soumise à l’extériorité, se particularise auprès d’elle-même pour constituer l’opposition entre le corps lunaire et le corps cométaire.

On sait bien que les lois du mouvement absolument-libre furent découvertes par Kepler (128), et cette découverte mérite une gloire immortelle. Kepler a démontré ces lois en ce sens qu’il a trouvé l’expression universelle convenant aux data empiriques (§ 227). Tout le monde répète à présent que Newton aurait été le premier à trouver les preuves de ces lois. Il n’a pas été facile de transférer indûment une gloire d’un premier inventeur à un second. Là-dessus je ferai observer :

1) que les mathématiciens accordent que les formules newtoniennes se déduisent des lois képlériennes. Or la déduction tout immédiate est simplement celle-ci : dans la troisième loi de Kepler, la constante est A³/T².  Si on la pose sous la forme A.A²/T² et qu’avec Newton l’on appelle A/T² la gravité universelle, l’expression qu’il donne à l’effet de cette prétendue gravité se trouve-présente dans le rapport inverse du carré des distances ;

2) que la démonstration newtonienne de la proposition selon laquelle un corps soumis à la loi de gravitation parcourt une ellipse autour du corps-central aboutit à une section conique en général, alors que le principe qu’on serait censé démontrer est justement que la trajectoire d’un tel corps n’est pas un cercle ou toute autre section conique, mais qu’elle est seulement l’ellipse [ce que démontrera Bernoulli me semble-t-il ; Newton prouve la condition suffisante, Bernoulli la condition nécessaire]. Au demeurant, contre cette démonstration pour elle-même (Princ. math., I, i, sect. II, prop. I) (129) il y a des objections à faire ; et au surplus cette démonstration, qui est la base même de la théorie newtonienne, n’est plus utilisée en analyse. Les conditions qui font de la trajectoire du corps une section conique déterminée sont, dans la formulation analytique, des constantes, et leur détermination se réduit à une circonstance empirique, laquelle est une situation particulière du corps à un point déterminé du temps, et la vigueur contingente d’un choc qu’il aurait reçu originairement ; si bien que la circonstance qui détermine la ligne courbe à être une ellipse reste extérieure à la formule qu’il s’agit de démontrer, et qu’on n’a pas même l’idée d’en donner une démonstration ;

3) que la loi de Newton concernant la prétendue force de gravité n’est également mise en lumière qu’à partir de l’expérience et par induction.

La seule différence est celle-ci : ce que Kepler a exprimé, d’une manière simple et sublime, sous la forme de lois du mouvement céleste, Newton en a fait la forme-réflexive d’une force de pesanteur, cette même forme sous laquelle se présente, dans le cas de la chute, la loi des grandeurs de cette chute. Si la forme newtonienne n’est pas seulement commode, mais nécessaire, pour la méthode analytique, il ne s’agit là que d’une différence de formulation mathématique ; l’analyse s’entend depuis longtemps à déduire de la forme des lois képlériennes l’expression newtonienne et les propositions corréla­tives (là-dessus je me tiens à l’exposé élégant de Francœur, Traité élémentaire de mécanique, livre II, chap. ii, n. IV) (130). — Absolument parlant, l’ancienne manière utilisée pour ce qu’on appelle une démonstration n’est qu’un tissu embrouillé, fait de lignes qui appar­tiennent à une construction purement géométrique auxquelles l’on confère la signification physique de forces autonomes, et fait de déterminations-réflexives sans contenu, cette force d’accélération et cette force d’inertie déjà mentionnées, et surtout le rapport entre la prétendue gravité et d’autre part, la force centripète et la force centrifuge, etc.

Les remarques qu’on présente ici auraient besoin d’une plus large confrontation que celle qui peut trouver place dans un abrégé. Des propositions discordantes avec ce qui est admis apparaissent comme des affirmations, et, contredisant à de si hautes autorités, comme quelque chose de pire encore, des prétentions. Mais ce qu’on a exposé, ce sont moins des propositions que des faits nus, et la réflexion qu’on réclame porte seulement sur ceci : les différences et déterminations auxquelles conduit l’analyse mathématique, et la démarche qui lui est imposée par sa méthode, doivent être totalement différentes de ce qui est censé avoir une réalité physique. Les présuppositions, la démarche et les résultats requis et fournis par l’analyse restent totalement extérieurs aux rapports qui concernent la valeur physique et la signification physique de ces déterminations et de cette démarche. C’est sur ce point que devrait se porter l’attention ; il s’agit de prendre conscience de la submersion de la mécanique physique sous une curieuse métaphysique qui — face à l’expérience et au concept — n’a d’autre source que les déterminations mathématiques dont on vient de parler.

Il est admis que, outre la base du traitement analytique, dont le développement d’ailleurs a lui-même rendu superflu, ou pour mieux dire rejeté beaucoup de ce qui appartenait aux principes essentiels de Newton et à sa gloire, le moment, riche en contenu, qu’il a ajouté à la teneur des lois de Kepler est le principe de perturbation, principe dont on doit indiquer ici l’importance dans la mesure où il repose sur la proposition selon laquelle ce qu’on nomme l’attraction est un effet de toutes les parties singulières des corps en tant que ces derniers sont matériels. Ce qui implique que la matière, absolument parlant, se pose à elle-même son centre. Il faut donc considérer la masse du corps particulier comme un moment dans sa détermina­tion locale, et tous les corps du système se posent à eux-mêmes leur Soleil, mais aussi les corps singuliers eux-mêmes, selon la situation relative à laquelle ils arrivent les-uns-à-l’égard-des-autres en vertu de leur mouvement universel, forment les-uns-par-rapport-aux-autres une relation momentanée de gravité, et ne se comportent pas uniquement dans l’abstraite relation spatiale, la distance, mais se posent à eux-mêmes, les-uns-avec-les-autres, un centre particulier, lequel cependant dans le système universel, d’une part se dissout à nouveau, mais d’autre part, au moins lorsqu’un tel rapport est durable (dans les perturbations réciproques de Jupiter et de Saturne) lui reste soumis.

Si maintenant, à partir de là, l’on indique quelques traits fonda­mentaux concernant la manière dont les déterminations principales du mouvement libre sont en corrélation avec le concept, cela ne saurait être, quant à son fondement, développé de façon plus détaillée et ne peut être qu’abandonné pour l’instant à son sort. Le principe est ici que la démonstration rationnelle portant sur les déterminations quantitatives du mouvement libre ne saurait reposer que sur les déterminations-conceptuelles de l’espace et du temps, des moments dont le rapport (non extérieur pourtant) est le mouvement. Quand la science en viendra-t-elle une bonne fois à prendre conscience des catégories métaphysiques dont elle use et à y substituer comme fondement le concept de la res ?

Que d’abord le mouvement soit de façon universelle un mouvement qui retourne en lui-même, cela est inhérent à la détermination de particularité et de singularité en général (§ 269) qui consiste pour les corps, à avoir, d’une part, un centre en eux-mêmes et une existence autonome, d’autre part en même temps leur centre dans un autre corps. Telles sont les déterminations-conceptuelles sur lesquelles se fondent les représentations de force centripète et de force centrifuge, mais qui y sont inversées comme si chacune d’elles existait pour elle-même de manière autonome en dehors de l’autre, et agissait indépendamment, et qu’elles ne se rencontrassent l’une l’autre que dans leurs effets, de façon extérieure, par conséquent contingente. Ce sont, on l’a rappelé, les lignes qui ne peuvent pas ne pas être tirées pour la détermination mathématique, mais transformées en effectivités physiques.

De plus ce mouvement est uuiformément accéléré (et — en tant qu’il retourne à lui-même — par alternance uniformément retardé). Dans le mouvement comme mouvement libre, espace et temps réussissent à se faire valoir pour ce qu’ils sont, pour des réalités distinctes, dans la détermination de grandeur du mouvement (§ 267, remarque) et à ne point se comporter comme dans la vitesse abstraite, simplement uniforme. — Dans la prétendue explication du mouve­ment uniformément accéléré et retardé à partir de la diminution et de l’accroissement alternés de la grandeur de la force centripète et de la force centrifuge, la confusion qu’entraîne l’admission de pareilles forces autonomes est à son comble. Selon cette explication, dans le mouvement d’une planète de son aphélie à son périhélie, la force centrifuge est inférieure à la force centripète, mais, en revanche, dans le périhélie, la force centrifuge est censée devenir à nouveau immédiatement supérieure à la force centripète ; pour le mouvement du périhélie à l’aphélie on admet de la même manière que les forces sont dans le rapport opposé. On le voit, une telle opération, par laquelle l’excédent atteint par une force vire brusquement en déficit au profit de l’autre force, n’est rien qui soit emprunté à la nature des forces. Au contraire l’on ne saurait éviter de conclure qu’un excédent atteint par une force au détriment de l’autre ne pourrait que, non seulement se conserver, mais aboutir à la pleine annihilation de l’autre force, et le mouvement ou bien, par excès de force centripète, passer au repos, ou bien, par excès de force centrifuge, devenir mouvement en ligne droite. On se contente de raisonner ainsi puisque le corps, à partir de son périhélie, s’éloigne davantage du Soleil, la force centrifuge s’accroît de nouveau ; puisque, à l’aphélie, il est le plus loin du Soleil, c’est là que cette force est la plus grande. On présuppose ce non-sens métaphysique tant d’une force centrifuge que d’une force centripète ; mais à ces fictions de l’entendement aucun entendement ne s’applique davantage et aucun ne se demande comment une telle force, alors qu’elle est autonome, peut d’elle-même tantôt se rendre et se laisser rendre plus faible que l’autre, tantôt se rendre, et se laisser rendre plus forte. — A examiner de plus près cet accroissement et cette diminution, alternés et sans fondement, on trouve dans l’éloignement moyen par rapport aux apsides des points où les forces sont en équilibre ; qu’ensuite ces forces échappent à cet équilibre est quelque chose d’aussi immotivé que la soudaineté du virage dont on a parlé plus haut. On découvre sans peine, absolu­ment parlant, que, dans ce mode d’explication, le remède apporté à un inconvénient par le moyen d’une autre détermination entraîne des confusions nouvelles et plus grandes. — Une confusion analogue intervient dans l’explication du phénomène qui consiste en ce que le pendule oscille plus lentement à l’équateur. Ce phénomène est attri­bué à la force centrifuge qui est censée ici s’accroître ; on peut aussi facilement l’attribuer à la plus grande force de gravité en tant que cette dernière retiendrait plus fortement le pendule vers la ligne perpendiculaire du repos.

Quant à la forme de la trajectoire, le cercle ne peut être saisi que comme la trajectoire d’un mouvement simplement uniforme. Il est bien pensable, pour reprendre le mot dont on use, qu’un mouvement qui s’accroît ou diminue uniformément emprunte, lui aussi, la forme circulaire. Mais que cela soit pensable ou possible ne signifie que la possibilité d’une représentation abstraite, qui laisse de côté le déterminé, c’est-à-dire ce qui importe, et qui est, non seulement superficielle, mais fausse. Le cercle est la ligne qui retourne sur elle­-même et où tous les rayons sont égaux ; c’est dire qu’il est parfaite­ment déterminé par le rayon ; c’est là l’unique déterminité, et cette dernière est la déterminité totale. Mais dans le mouvement libre, où détermination spatiale et détermination temporelle interviennent dans leur diversité, entrent dans un rapport qualitatif l’une avec l’autre, ce rapport ne peut que ressortir, auprès du spatial lui-même, comme une différence de ce spatial, laquelle de la sorte requiert deux déterminations. Ainsi la forme de la trajectoire revenant en elle-même est essentiellement une ellipse (131). — La déterminité abstraite qui constitue le cercle apparaît également de telle sorte que l’arc ou angle compris entre deux rayons est indépendant d’eux, est en face d’eux une grandeur pleinement empirique. Mais, dans le mouvement déterminé par le concept, la distance par rapport au centre et l’arc parcouru en un temps ne peuvent être saisis que dans une unique déterminité, ne peuvent que constituer un tout ; des moments du concept ne sont pas en situation de contingence l’un par rapport à l’autre ; ainsi se présente une détermination spatiale bi-dimensionnelle, le secteur. L’arc est de la sorte essentiellement fonction du rayon vecteur et, comme inégal dans des temps égaux, entraîne avec lui l’inégalité des rayons. Que la détermination de l’espace par le temps apparaisse comme une détermination bi-dimensionnelle, comme détermination plane, cela est en corrélation avec ce qu’on a dit plus haut (§ 267), dans le cas de la chute, à propos de l’exposition de la même déterminité une fois comme temps dans la racine, l’autre fois comme espace dans le carré. Ici pourtant le retour en elle-même de la ligne du mouvement limite au secteur la quadratique de l’espace. — Tels sont, comme on le voit, les principes universels sur lesquels repose la loi de Kepler selon laquelle dans des temps égaux sont découpés des secteurs égaux (132).

Cette loi ne concerne que le rapport de l’arc au rayon vecteur, et le temps est ici une unité abstraite dans laquelle les divers secteurs sont égalisés, car elle reste le déterminant à titre d’unité. L’autre rapport est le rapport entre le temps, non à titre d’unité, mais à titre de quantum en général, à titre de temps de révolution, et d’autre part la grandeur de la trajectoire ou, ce qui est la-même ­chose, la distance à l’égard du centre. C’est comme racine et carré que nous avons vu temps et espace se comporter l’un par rapport à l’autre dans le cas de la chute, du mouvement semi-libre, déterminé d’un côté certes par le concept, mais de l’autre côté déterminé de l’extérieur. Or dans le mouvement absolu, dans le royaume des mesures libres, chaque déterminité acquiert sa totalité. A titre de racine, le temps n’est qu’une grandeur purement empirique et, en tant que qualitatif, il n’est qu’une unité abstraite. Mais, à titre de moment de la totalité développée, il est en même temps auprès d’elle unité déterminée, totalité pour soi, il se produit et, par là, se met en relation avec lui-même ; en tant qu’il est ce qui est en soi sans dimension, il n’atteint dans sa production qu’à l’identité formelle avec lui-même, au carré ; l’espace, au contraire, en tant qu’il est le un-hors-de-l’autre positif, atteint à la dimension du concept, du cube. Leur réalisation conserve ainsi en même temps leur différence originaire. Telle est la troisième loi de Kepler, le rapport du cube des distances aux carrés des temps ; — loi qui a tant de grandeur parce qu’elle a tant de simplicité, et qu’elle représente immédiatement la raison de la res. En revanche la formule newto­nienne, qui fait d’elle une loi concernant la force de gravitation, montre le gauchissement et l’inversion de la réflexion qui reste à mi-chemin.

   

●● Le tas de sable retrouvé En lisant quelques pages de Miéville : « Une Manière d’aborder l’ontologie » (Sémiotique n° 2, avril 1992) je trouve ce passage cité de Cantor, « Mitteilungen zur Lehre vom Transfiniten », 1887 : „Jede Menge wohlunterschiedener Dinge kann als ein  einheintliches Ding für sich angesehen werden, in welchem jene Dinge Bestandteile oder constitutive Elemente sind“ que je traduis tant bien que mal par : « Chaque ensemble de choses bien distinctement séparées peut être considéré comme une chose homogène en soi, dans laquelle ces choses distinctes sont des ingrédients ou des éléments constitutifs. » Donc, je n’ai pas rêvé, c’est dans cet esprit, sinon dans ce texte, que Cantor aura écrit qu’un ensemble était « une sorte de tas » ce qui est faux.

Un tas est constitué des ses parties ; un ensemble n’est pas constitué de ses éléments qui ne sont pas ses parties (en vérité un ensemble est constitué de rien du tout puisque ses parties sont aussi des ensembles). Si tel était le cas, les chiens seraient des parties de l’ensemble des chiens et seraient donc des parties de l’ensemble des non chiens puisque l’ensemble des chiens n’étant pas un chien, il serait aussi, dans cette optique, une partie de l’ensemble des non chiens. Et les chiens seraient donc des constituants de l’ensemble des non chiens. Or, heureusement, l’ensemble des chiens est seulement un élément de l’ensemble des non chiens et non pas une partie de cet ensemble et les chiens sont seulement des éléments de l’ensemble des chiens ; ce qui a pour conséquence que l’ensemble des chiens peut être un élément de l’ensemble des non chiens sans que les chiens soient, pour autant, des éléments de l’ensemble des non chiens.

Je suppose que dans la théorie de Lesniewski il n’y a pas de place pour les non X. Un tas de sable n’est pas un tas de cailloux ; mais il n’existe pas pour autant de tas de non-cailloux où alors, ce tas ressemblerait à un tas d’ordures où l’on trouve de tout, même, parfois, des diamants. Je pensais que c’est ce que voulait dire Occam en soutenant que la chimère n’est pas un homme mais n’est pas pour autant un non-homme. Or il dit seulement, comme Lesniewski d’ailleurs, que la chimère ne peut pas être un non-homme puisqu’elle n’est rien.

 « Lesniewski ou une manière d’aborder l’ontologie »

Denis Miéville

(Sémiotiques, n° 2, avril 1992)

(…)

La méréologie ou la théorie des classes collectives

 

Lesniewski n’est pas logicien de formation. II le devient un peu par accident. Afin de saisir et d’apprécier davantage la nature de ses théories, et l’esprit qui participe à leur élaboration, il est de quelque intérêt de connaître l’événement qui le projette littéralement dans l’univers de la logique. En 1911, Lesniewski lit Le principe de contradiction chez Aristote : une étude critique que Lukasiewicz vient de publier. Lesniewski y découvre la logique symbolique ainsi que l’antinomie russellienne issue de la théorie des classes que Frege utilisait alors dans sa théorie des fondements de l’arithmétique. Le problème posé par l’antinomie de Russell l’accapare totalement. Il tient à en découvrir la cause, et refuse les solutions, telle la théorie des types, qui ne font que l’éviter. Il réalise alors que les problèmes proviennent de la notion de classe qui n’est pas encore clairement établie. Lesniewski est un travailleur acharné et un lecteur très critique ; il lit beaucoup, et notamment, Cantor, Frege, Russell, Schröder... Ces lectures le déconcertent, et l’agacent quelque peu. Que sont cette classe vide et cette classe qui n’est pas subordonnée à elle-même ? « Il s’agit tout simplement de quelques objets “inventés” par les logiciens pour le tourment de nombreuses générations », écrira-t-il [Lesniewski, Sur les fondements es mathématiques – en polonais – 1927, p. 200]. Cette réaction à l’égard du formalisme est encore exacerbée à la lecture des Principia Mathematica. En y cherchant la définition de « classe », il met en évidence, entre autres choses, les trois caractéristiques suivantes :

– Les symboles de classes sont utilisées comme des commodités linguistiques. Rien n’est dit de ce que peut être une classe, sinon qu’elle est la même chose qu’une extension et qu’elle n’est pas un objet authentique.

– Le refus de la part de Russell d’accepter la classe comme un objet ; cette impossibilité se soutient du fait qu’un objet ne peut pas être à la fois un et plusieurs.

– Une imprécision gênante dans la formulation de la définition de « classe » qui ne peut que troubler un lecteur en quête d’informations précises. En effet, le fait que « the symbols for classes... are incomplete symbols » et que « an extension (which is the came as a class) is an incomplete symbol » [Whitehead, Russell, Principia Mathamtica, 1910, p. 75] ne contribue pas à donner une définition claire de cette notion.

Insatisfait, Lesniewski va progressivement construire la définition de ce qu’il perçoit comme étant une classe. Il aborde cet objet comme une réalité, un amas, un agrégat, un agglomérat, un tas constitué d’éléments disjoints ou non, objet fondamentalement différent de l’invention théorique des mathématiciens. Une telle manière d’aborder la notion de classe ne semble pourtant guère s’écarter de celle du créateur de la théorie des ensembles, Georg Cantor

« Jede Menge wohlunterschiedener Dinge kann als ein einheintliches Ding für sich angesehen werden, in welchem jene Dinge Bestandteile oder constitutive Elemente sind » [Cantor, 1887, p. 83, « Mitteilungen zur Lehre vom Transfiniten », Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, 91, p. 81-125.].

Considérant ainsi que ce sont les éléments qui créent la classe, le problème de la classe vide se pose alors. Elle n’existe pas, dira Lesniewski :

« Le problème de la classe vide n’a pas retenu mon attention, car lorsque j’ai été confronté à cette conception de la classe vide, je l’ai considérée comme une conception mythologique » [Lesniewski, 1927, p. 186].

Poursuivant ses recherches, Lesniewski va soigneusement étudier de quelle manière le terme de « classe » est utilisé dans le langage de tous les jours. Il parvient ainsi à concevoir une définition de la classe qui « est en agrément avec l’usage courant de l’expression “classe” dans le langage ordinaire, dans le langage ordinaire, ajoute-t-il ironiquement, de ceux qui n’ont jamais été averti de la théorie des classes ou des ensembles » [Lesniewski, 1927, p. 190]. Il s’agit de l’aperception collective de la notion de classe dont il en publie une première synthèse en 1916. Cette présentation, la théorie des classes collectives (ou méréologie), est entièrement exposée en polonais. Elle n’est donc pas formalisée. La raison en est due à cette profonde méfiance que Lesniewski ressent alors à l’égard du formalisme. L’exposition qui suit est la traduction française de la base axiomatique de la première version de cette théorie.

« – Axiome I

Si P est une partie de Q, alors Q n’est pas une partie de P.

Axiome II

Si P est une partie de Q, et Q est une partie de R, alors P est une partie de R.

Définition 1

P est un ingrédient de Q si et seulement si P est le même objet que Q

ou une partie de Q.

Définition 2

P est la classe des a si et seulement si

a) P est un objet ;

b) chaque a est un ingrédient de P,

c) pour tout Q, si Q est un ingrédient de P, alors un ingrédient de Q est un ingrédient de a.

Axiome III

Si P est la classe des a, et Q est la classe des a, alors P est Q.

Axiome IV

Si un objet est a, alors un objet est la classe des a. »

[Lesniewski, 1989, p. 79-80].

 

En utilisant notamment la relation de parties au tout – être élément de – qui est transitive, réflexive et symétrique, Lesniewski expose alors les caractéristiques essentielles de ce qu’il est possible de qualifier d’organisations collectives. Dans cette théorie, il démontre notamment que

– la classe vide n’existe pas,

– toute classe est élément d’elle-même,

– la classe des a est le même objet que la classe de la classe des a, et réciproquement.

 

La distinction entre la classe distributive et la classe collective est donc profonde. Pour mieux saisir cette différence, penchons-nous sur un exemple emprunté à Grize [Grize, Logique moderne, 1973, p. 86]. Considérons le concept « Planète ». La classe distributive des planètes est constituée d’un nombre fini d’éléments :

{Mercure, Vénus, Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune, Pluton}

Cette classe ainsi constituée est unidimensionnelle dans la mesure où les éléments qui la composent sont de la même nature. Ils ne sont que ce que détermine exactement la propriété caractéristique, le concept qui l’engendre. Chaque élément possède la même nature conceptuelle. Les anneaux de Saturne, les taches de Mars, la vallée du Rhône et mille autres choses n’appartiennent pas à cette classe. Cette classe est particulière parce que la propriété caractéristique qui l’engendre est unique à la paraphrase près. Nous aurions pu remplacer « planète » par « astre sans lumière propre, tournant autour du Soleil et éclairé par lui », ou par tout autre definiens équivalent. Quelle que soit la description choisie, nous restons au même niveau de particularité. La classe méréologique n’épouse pas les propriétés de la classe distributive. Au caractère unidimensionnel et particulier de la classe distributive, la classe collective oppose un caractère pluridimensionnel et non particulier. Aux qualités différentes des éléments correspond une grande richesse de relations qui les rend solidaires. Ainsi, la classe collective des planètes est tout aussi bien constituée des neuf planètes citées précédemment, mais également des anneaux de Saturne, des taches de Mars, de la vallée du Rhône, de Paris, de Jérusalem en conjonction avec la Palestine, d’autres agrégats et agglomérats, d’une multitude d’ingrédients encore, pour autant qu’ils obéissent aux conditions imposées par la définition même de la perspective collective. Ainsi cette richesse a ses limites, et, s’il est possible de considérer des ingrédients de diverses natures, il n’est pas possible d’y mettre n’importe quoi. De plus, la base axiomatique qui fonde l’existence d’une classe collective permet de générer une classe de diverses manières. La classe collective des planètes, ou celle des atomes des planètes donnent accès aux mêmes ingrédients. L’approche collective offre ainsi la possibilité d’accéder aux ingrédients d’une classe de plusieurs manières différentes.

Ajoutons encore, pour clore cette présentation, que si le concept de classe collective est l’aboutissement d’une longue réflexion sur la cardinalité des ensembles de nombres, la classe collective n’a pas du tout été conçue sur les bases de cette problématique, mais bien davantage en accord avec la perception de la classe telle qu’exprimée par la pensée en discours. Ceci explique en partie sa nature plus « objective », moins artificielle que la classe distributive. Cela correspond aussi à cette profonde confiance que Lesniewski possède dans sa manière de penser le « réel »

« Je me suis soucié davantage de l’harmonie entre mes théorèmes, dotés d’une forme aussi exacte que possible, et du “bon sens” des représentants de l’esprit laïque se vouant à l’étude de la réalité “non créée” par eux, que de l’accord entre ce que j’affirmais et les “intuitions” des théoriciens professionnels des ensembles, “intuitions” sorties du centrifugeur des esprits mathématiques équipés four la “création libre”, démoralisés par les “spéculations constructives détachées du réel” » [Lesniewski, Sur les fondements de la mathématique, traduction partielle en français, 1989, P. 78].

 

Epilogue

 

Les théories développées par Lesniewski méritent déjà attention en raison même de leur conception, de leur potentialité représentative, de leur statut de système en devenir, et de par cette possibilité qui nous est offerte de les enrichir constamment d’idées nouvelles par le biais d’une directive de définition, et cela sans ambiguïté ni confusion. Ces mêmes théories sont également dignes d’intérêt de par leurs possibles applications en philosophie, et plus particulièrement dans le champ d’études associé à l’ontologie philosophique. Comme Küng l’a mis en évidence [Küng, Ontology and the Logisitic Analysis of Language 1967], la logique de Lesniewski est probablement la plus satisfaisante qui soit pour aborder les problèmes d’un point de vue nominaliste. Dans cette perspective elle apparaît comme une base solide pour édifier différentes ontologies formelles. Issues de la théorie générale des objets de Brentano et Twardowski, le réisme de Kotarbinski fait partie de celles-ci. Ce rapport de complicité entre le nominalisme et ces logiques a été particulièrement bien mis en évidence par Simons [Simons, 1982, 1983] et Lejewski [Lejewski, 1974, 1976]

« The point is that the nominalist, by denying the existence of Platonic entities (e.g., classes) is allegedly forced to accept the fact that they subsist in some form. Now Lejewski argues that a nominalist who avails himself of Lesniewski’s logic is not in the least forced to do so, because he can use the multi-categorial language without inconstancy » [Wolenski, 1989, p. 161].

L’intérêt que suscitent les théories de Lesniewski, leurs originalités manifestes qui se doublent d’une force opératoire peu commune méritaient qu’elles soient, sinon présentées, en tous les cas représentées dans ce numéro de la revue Sémiotiques consacrée à l’Ontologie.

   

●● Ricardo. Principes…, chapitre 20 « Des Propriétés distinctives de la valeur et des richesses » Note de Ricardo.

L’ouvrier ne reçoit un prix réellement élevé pour son travail, que lorsque avec son salaire il peut acheter le produit de beaucoup de travail.

Et non pas beaucoup de produits du travail. On ne saurait mieux dire. Magnifiquement dit, n’est-ce pas ? Je ne sais si Marx cite cette formulation.

   

●● Valeur, richesse, puissance

La valeur d’un objet quelconque est son échangeabilité (Quine dit que le suffixe « -ité » est un opérateur. L’échangeabilité n’est pas ; mais elle opère) [Erreur ! l’échangeabilité est ce que les bourseurs nomment liquidité]. A une valeur un objet qui peut s’échanger [parfaitement exact, mais il n’empêche que la valeur n’est pas pour autant l’échangeabilité. Elle demeure, quoi qu’il arrive, l’énonciation de la possibilité d’un échange]. Chez un objet quelconque, cette échangeabilité est une possibilité et seulement une possibilité. L’échangeabilité de l’or est, elle, absolue, universelle et permanente. L’échangeabilité de l’or n’est pas possibilité, mais puissance. Cantillon (Essai sur la nature du commerce en général, 1775, pages 118-119) dit que l’or seul peut être  « le corps de réserve de l’État » en ce qu’il « peut toujours acheter tout cela [blé, drap, linge] des ennemis même de l’État » [Irangate : les USA et Israël acceptent l’or de l’Iran] (Fourquet, R&P, p. 162) Autant mettre mes notes là plutôt que de les perdre ou de les oublier. L’ennui, c’est que cela m’oblige à me lever de ma chaise longue. Notez que l’or est puissance dans les deux sens : pouvoir et puissance par opposition à actualité. Au premier sens, même l’ennemi accepte notre or, au second, l’or est n’importe quoi en puissance.

 

Hegel dit (Logique, livre 2, première ligne) que la manifestation confère l’existence à l’essence. Les choses qui se manifestent ont ainsi l’être et l’existence. Il est pourtant un genre d’êtres, si l’on peut dire (c’est le coup du concept F qui n’est pas un objet), qui n’ont que la manifestation, qui n’ont pas l’être, mais seulement l’existence. L’échangeabilité est de ce genre. D’aucuns appellent cela « convention », mais c’est pure sottise car personne n’a jamais convenu de rien. Par contre c’est parfaite coercition. J’appellerai plutôt cela : institution. Tous acceptent l’or parce que tous savent que tous acceptent l’or. Et personne ne peut rien contre ça. Point final. Effectivement, il s’agit bien de puissance, dans les deux sens. Ce fut peut-être une convention entre les commerçants au long cours, il y deux mille ou trois mille ans ; mais aujourd’hui, ce n’est plus une convention, c’est une fatalité. C’est précisément ce dans quoi nous vivons, un savoir partagé.

 

 

 Notes 7

                 M. Ripley s’amuse

Notes 5→