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Les individus collectifs (1992) – Descombes 

L’utilitarisme comme représentation sociale du lien humain – Christian Laval

Pourquoi New York fut bombardée 

Exemples de ces évaluations moyennes qui deviennent une expression idéale des valeurs

Duhem : une théorie physique n’est pas une explication

C’est oukounoumique

La barbe de Platon émousse régulièrement le fil du rasoir d’Occam – Quine

L’économie n’est pas une institution

Grandir ensemble

Deux conceptions du monde (de defensa)

La valeur propose, l’argent dispose

Le coup d’État feutré – Simon Johnson at Jorion’s

L’économie comme illusion – Timothy Mitchell

Capitalisme suicidaire – William Pffaff

La main invisible dévoilée – Paul Jorion

Une définition absurde

Indiscipline répond à Bruno Latour le trop discipliné

Convention et Common KnowledgeJean-Pierre Dupuy

Mary Douglas : comment les institutions font les classifications 

La rationalité est la même, mais les institutions diffèrent 

Critère d’Aristote

 

« La philosophie d’aujourd’hui a-t-elle le moyen
de faire la différence entre une collection et un tout ? »

Pour les collectivités : NON

Cet article de trente deux pages, limpide, didactique et enthousiasmant expose mieux que je ne saurais le faire, les raisons pour lesquelles l’économie n’est pas un objet réel, c’est-à-dire n’est pas une partie du monde comme on essaye de nous le faire croire, à chaque instant dans le poste. Il expose comment il peut y avoir des faits économiques sans qu’il y ait pour autant « une économie » (ce n’est plus la peine de me demander pour la nième fois comment pourrait-il ne pas y avoir d’économie puisqu’il y a des faits économiques. Je ne répondrai plus). C’est une simple question de logique. C’est la logique qui résout cette question.

La relation d’appartenance n’est pas transitive : ce n’est pas parce que 1) les chiens appartiennent à l’ensemble des chiens et que 2) l’ensemble des chiens appartient à l’ensemble des non-chiens (puisqu’il n’est pas un chien) que 3) les chiens appartiennent à l’ensemble des non-chiens. Les patatoïdes d’Euler sont merdiques car ils incitent à confondre relation d’inclusion, qui est transitive, et relation d’appartenance, qui ne l’est pas (c’est quelqu’un comme Hilbert ? ou Russell ? qui a dit ça et c’est bien vrai).

En exploitant cet exemple [de la forêt] de Frege, on pourrait dire que l’analyse traditionnelle parvient mal à distinguer les deux phrases suivantes : tous les arbres de la forêt ont brûlé – toute la forêt a brûlé.

L’ancienne logique traite l’expression « tous les arbres de la forêt » comme une unité logique, ce qui renforce l’impression d’une équivalence avec la notion d’une forêt. Dans cet exemple, il se trouve que coïncident une proposition universelle en omnis (« tout arbre de la forêt a brûlé ») et une proposition singulière en totus (« la forêt tout entière a brûlé »). Mais la coïncidence n’est pas formelle : elle est due à l’exemple. Elle ne permet donc pas d’assimiler les deux formes logiques (pas plus que le fait que 2 =2 n’autorise à assimiler les deux opérations de l’addition et de la multiplication).

Frege, dans son article, fait ressortir ainsi la différence qui nous occupe :

a) Une forêt est un exemple de ce qu’il appelle des « touts collectifs » (kollektive Ganze). Il donne dans la même page un autre exemple : un régiment d’infanterie (partie de l’armée et tout composé de bataillons). Si nous parlons ici de tout, c’est en opposition à la partie. Cette relation de tout à partie est transitive (la partie de la partie est la partie du tout) . C’est pourquoi il est possible de considérer un même être tantôt comme partie d’un tout supérieur, tantôt comme le tout formé par des parties de taille ou de complexité inférieures. Ici, ajoute Frege dans une remarque précise, les mots « individu » (Individuum ) et « chose singulière » (Einzelding) sont inutiles. Rien n’est définitivement indivisible. Les branches des arbres de la forêt font partie de la forêt. Les bataillons des régiments d’une division de l’armée font partie de l’armée. Nous sommes bien dans un « univers structural » dépourvu d’un niveau privilégié d’individuation des entités. Du point de vue logique, il suffit à Frege de noter que ces touts collectifs peuvent recevoir des noms, donc être désignés directement. C’est, comme on va le voir, la grande différence logique avec les ensembles (d’où résulte la différence ontologique que les premiers sont des êtres réels  et les seconds des êtres de raison).

b) Un ensemble (ou classe) n’est pas une large entité matérielle, ni un conglomérat rassemblant des objets. L’ensemble des arbres de la forêt ne vient pas au monde du fait que les arbres ont poussé « ensemble », mais du fait qu’il est possible de décrire ces arbres et de dire de chacun d’eux qu’il est un arbre de la forêt. Le point de vue ensembliste s’introduit au moment où nous nous intéressons à cette propriété d’être un arbre de la forêt. Y a-t-il des cas répondant à la description « est un arbre de la forêt » ? Il peut y en avoir plusieurs, un seul ou aucun. C’est pourquoi le théoricien parle encore d’ensemble là où il n’y a pas de pluralité (par exemple de l’ensemble, à élément unique, des arbres de la forêt qui seraient en même temps vieux d’un siècle, dans le cas où un seul arbre est vieux d’un siècle), et même là où rien ne répond à la description fixée (par exemple, l’ensemble des éléments communs à l’ensemble des arbres de la forêt et à l’ensemble des arbres qui ont échappé à l’incendie, dans le cas où tous les arbres ont brûlé). Cette fois, la relation pertinente n’est plus « x fait partie de y », mais « x appartient à l’ensemble E des objets remplissant telle condition ». La relation d’appartenance n’est pas transitive. C’est pourquoi il faut fixer une fois pour toutes le niveau d’individuation. La complexité interne des éléments d’un ensemble ne peut pas être prise en compte dans un raisonnement sur cet ensemble. Pour reprendre l’exemple usuel, l’ensemble des paires de chaussures de quelqu’un ne se confond pas avec l’ensemble de ses chaussures : les éléments du second ensemble ne font aucunement partie du premier.

   

● L’utilitarisme comme représentation sociale du lien humain (Christian Laval)

Peut-on comparer l’utilitarisme à une forme religieuse ? Hegel a fourni une formulation particulièrement éclairante de ce que l’on doit entendre par religion : « La religion est le lieu où un peuple se donne la définition de ce qu’il tient pour le Vrai  » [La Raison dans l’histoire]. Il s’agit bien d’un lieu de vérité qui rassemble, qui fait lien, auquel chacun croit. Aucune société ne peut exister sans l’existence de ce lieu où sont comme mises en réserve, indisponibles, les propositions sacrées. Quant à Dumézil dans une inspiration très durkheimienne, il donne la définition suivante du fait religieux : “ une religion est une explication générale et cohérente de l’univers soutenant et animant la vie de la société et des individus ”. N’est-ce pas exactement ce que se propose la conception utilitariste de l’homme et de la société ?

Si la sécularisation est un processus historique incontestable, qui n’est cependant peut-être pas aussi simple et linéaire qu’on le croit, sa signification est interprétée parfois à tort comme la mort de toute croyance dogmatique au fondement de l’ordre normatif. Il faut reconsidérer, de ce point de vue, cette sorte de préjugé très ethnocentré (que ne partageaient pas la plupart des sociologues classiques), qui veut que nous soyons désormais dans des espaces sociaux privés de toute croyance dogmatique depuis que le principe divin garant des normes et des hiérarchies a été supplanté par le principe d’utilité en tant que principe unificateur des sociétés modernes démocratiques.

La question qui était posée aux sociologues classiques est encore la nôtre. Quelle est la nature de la transformation qu’a connue le discours des fondements de l’ordre social ? Les affaires humaines, les désirs, les besoins et leurs satisfactions, les travaux et les intérêts, ne sont plus ordonnés selon une fin (ou une origine) présentée comme leur étant fondamentalement extérieure, étrangère, transcendante, mais selon une fin (ou une origine) qui se confond idéalement avec leur règle de fonctionnement ou selon leur sens intrinsèque. Il y a bien eu, de ce point de vue, un véritable « renversement du monde » pour reprendre une image si forte de Saint-Simon dans les représentations comme dans les valeurs. Si les catégories séculières, roturières et pratiques l’ont emporté progressivement dans des sociétés où « le tiers-état est tout », n’est-ce pas pour mieux ériger le principe terrestre du bonheur du plus grand nombre en substitut et en équivalent religieux ?

Un premier élément de réponse réside dans le constat que l’utilitarisme n’est pas moins dogmatique que ce qu’il prétend déloger, les religions traditionnelles et en particulier le christianisme, dans la mesure où il revendique la place du lieu de vérité occupée jusque-là par la religion. Cependant, il veut l’occuper en déniant son statut religieux, son statut de fondement ultime, en d’autres termes, d’arbitraire de la culture occidentale. La seule vérité légitime doit recevoir le statut de science, seule forme légitime de vérité universelle sur le monde dans les sociétés modernes. L’utilitarisme, à cet égard, reçoit bien ses appuis de la science. Il prétend dire le réel directement ou du moins avec des symboles maîtrisés par la raison. Accorder à l’utilitarisme le statut de religion nouvelle est évidemment difficile dans ces conditions. La seule manière de sortir du cercle consisterait à montrer combien au cœur de la pensée la plus profane se loge la croyance dogmatique elle-même, c’est-à-dire l’imaginaire nouveau qui remplit certaines fonctions de la religion.

Mais comment faire ? L’utilitarisme se présente volontiers comme le démolisseur des certitudes dogmatiques, le vecteur d’une rupture avec la religion et la tradition. Cette position anti-dogmatique et même parfois ouvertement anti-religieuse renforce paradoxalement l’effet dogmatique qu’il exerce. Le paradoxe, on l’aura compris, n’est pas seulement celui qu’avait en vue Durkheim selon lequel le contenu individualiste et matériel de la représentation commune moderne entrait en contradiction apparente avec le caractère collectif et spirituel de la représentation collective comme telle. Il tient au fait que la croyance dogmatique se présente comme refus de tout dogmatisme comme de toute transcendance. C’est bien parce que la représentation utilitariste est foncièrement anti-religieuse (sur le plan de l’organisation sociale, et pas sur celui de croyances privées) qu’elle forme l’horizon de la pensée moderne, et que les tentatives de réfutation viennent toutes échouer sur le roc des certitudes partagées. Cette représentation est infalsifiable. Aucun fait empirique, aucune critique quant à la cohérence interne, aucune leçon d’histoire, aucune comparaison ethnologique, ne peuvent durablement entamer l’axiome de l’utilité. Montrer les contradictions, marquer les limites explicatives, désigner la fausseté historique et anthropologique de l’utilitarisme dans les sciences sociales et gestionnaires, est loin d’être vain, mais la démonstration se heurte en dernière instance à un article de foi, à un « credo quia absurdum ». Avec cet axiome, nous touchons au lieu de vérité des sociétés occidentales, nous avons affaire au noyau dogmatique de l’Occident moderne, à son arbitraire le plus fondamental. Religion déniée comme telle ?

Cette façon avec laquelle l’idéologie moderne se présente comme science de l’homme et de la société, a une efficacité propre qui permet de comprendre nombre de difficultés autour desquelles ont tourné les sociologues classiques, pourtant beaucoup plus audacieux sur ce point que nombre d’auteurs contemporains. Mais si l’on conçoit que ce n’est pas directement l’utilitarisme mais des conceptions « idéologiques » opposées, le libéralisme et le socialisme, qui se présentent comme « religions sociales », selon l’expression de Norbert Élias, on comprend mieux peut-être l’efficacité sociale du mécanisme qui fait prendre l’idéologie moderne pour des sciences comme les autres.

Ces religions séculières ne sont pas seulement des modes d’intelligibilité et des principes de la droite conduite, ce sont aussi des « poésies de l’avenir » comme dit Marx, des manières de mobiliser les aspirations au bonheur et les attentes de justice des grandes masses de la population. Le « socle », dont parle justement Alain Caillé, reste protégé de toute mise en doute sérieuse tant qu’il garde cette apparence de science, ou plutôt, tant que ces religions politiques, foyers d’investissement affectif et mental, ne sont pas interrogées, jusqu’à leur noyau de la croyance commune.

 

   

● Pourquoi New York fut bombardée : « elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur » (de defensa) […][tvj44h3xbuaz]

La description du phénomène est par exemple bien illustrée par l’urbanisme, et l’architecture qui va avec. Une description classique de l’architecture urbaine américaniste est trouvée dans une citation fameuse du Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline, lorsque son héros, Bardamu, arrive à New York. Elle vaut toutes les analyses savantes et pompeuses de ce domaine dont le jugement convenu est de donner, dans l’époque moderne, la première place aux USA. L’écrivain, lui qui est sauvé par son talent, trouve aussitôt l’essentiel: «New York, c’est une ville debout... Chez nous elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur.» Voici, saisie d’une façon inexplicable et inexpugnable, la substance de l’architecture et de l’urbanisme modernes, — qui, littéralement, nous terrorisent. Le contraste est indescriptible avec les cathédrales, avec un Kerouac pleurant devant la beauté de la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence et contemplant Notre-Dame, « étrange comme un rêve perdu »...

Ce n’est pas la puissance (celle des gratte-ciels) qui donne de la force à la psychologie, mais la beauté (celle des cathédrales). Les gratte-ciels excitent [pensez à ce que dit Nietzsche de l’homme moderne toujours excité] les psychologies en écrasant ou en inquiétant les âmes. Les cathédrales apaisent les psychologies en élevant les âmes. Lorsqu’on regarde les gratte-ciels, on rentre la tête dans les épaules ; lorsqu’on entre dans une cathédrale, on ne peut faire qu’élever son regard. Le cas n’a rien à voir avec l’idéologie ni avec la foi, il a à voir avec la psychologie humaine.

C’est là l’essentiel de notre propos autour de cette question de la laideur triomphante, — même si celle des gratte-ciels est pleine de puissance, ces bâtiments sont la déstructuration même, la rupture des équilibres et des harmonies. La cathédrale, faite pour rassembler la ville étalée et pressée autour d’elle, domestique la hauteur par la grâce des formes, par l’énergique harmonie de l’équilibre des proportions.

Il s’agit d’un exemple de situations entre mille entre l’époque présente et le passé mais l’on retrouve partout les mêmes caractères de l’harmonie trahie par la force brutale, la plénitude de la conception collective trahie par l’affirmation d’une volonté individuelle de puissance. Dans l’appréciation que nous offrons de l’évolution de l’esthétique, il y a sans aucun doute l’évolution idéologique qui caractérise notre époque et triomphe aujourd’hui. De ce point de vue, pour nous, la subversion née de la laideur est l’équivalent psychologique de la subversion politique de l’individualisme.

*   *   *

   VII. — EXEMPLES DE CES ÉVALUATIONS MOYENNES QUI DEVIENNENT UNE EXPRESSION IDÉALE DES VALEURS.

(…)

Dans le commerce des nègres vendus aux colonies d’Amérique, on vend une cargaison de nègres à raison de tant par tête de nègre pièce d’Inde. Les femmes et les enfants s’évaluent en sorte, par exemple, que trois enfants, ou bien une femme et un enfant, sont comptés pour une tête de nègre. On augmente ou on diminue l’évaluation à raison de la vigueur ou des autres qualités des esclaves, en sorte que tel esclave peut être compté pour deux têtes de nègre.

Les nègres Mandingos, qui font le commerce de la poudre d’or avec les marchands arabes, rapportent toutes les denrées à une échelle fictive dont les parties s’appellent [tontons ?] macutes, en sorte qu’ils disent aux marchands qu’ils leur donnent tant de macutes en or. Ils évaluent aussi en macutes les marchandises qu’ils reçoivent et se débattent avec les marchands sur cette évaluation. [Turgot, Réflexions, étonnant, nan ?]

   


Duhem : une théorie physique n’est pas une explication

Il n’y a pas de lois véritables, mais seulement des lois acceptables,
car ces lois sont seulement approchées

 

/46/ Touchant la nature même des choses, touchant les réalités qui se cachent sous les phénomènes dont nous faisons l’étude, une théorie conçue sur le plan qui vient d’être tracé ne nous apprend absolument rien et ne prétend rien nous apprendre.

(…)

L’aisance avec laquelle chaque loi expérimentale trouve sa place dans la classification créée par le physicien, la clarté éblouissante qui se répand sur cet ensemble si parfaitement ordonné, nous persuadent d’une manière invincible qu’une telle classification n’est pas purement artificielle, qu’un tel ordre ne résulte pas d’un groupement purement arbitraire imposé aux lois par un organisateur ingénieux. Sans pouvoir rendre compte de notre conviction, mais aussi sans pouvoir nous en dégager, nous voyons dans l’exacte ordonnance de ce système la marque à laquelle se reconnaît une classification naturelle : sans prétendre expliquer la réalité qui se cache sous les phénomènes dont nous groupons les lois, nous sentons que les groupements établis par notre théorie correspondent à des affinités réelles entre les choses mêmes.

Le physicien, qui voit en toute théorie une explication, est convaincu qu’il a saisi dans la vibration lumineuse le fond propre et intime de la qualité que nos sens nous manifestent sous forme de lumière et de couleur : il croit à un corps, l’éther, dont les diverses parties sont animées, par cette vibration, d’un rapide mouvement de va-et-vient.

Certes, nous ne partageons pas ces illusions. Lorsqu’au cours d’une théorie optique, nous parlons encore de vibration lumineuse, nous ne songeons plus à un véritable mouvement de va-et-vient d’un corps réel ; nous imaginons seulement une grandeur abstraite, une pure expression géométrique dont la longueur, périodiquement variable, nous sert à énoncer les hypothèses de l’Optique, à retrouver, par des calculs réguliers, les lois expérimentales qui régissent la lumière. Cette vibration est pour nous une représentation et non pas une explication.

Mais lorsque après de longs tâtonnements, nous sommes parvenus à formuler, à l’aide de cette vibration, un corps d’hypothèses /53/ fondamentales ; lorsque nous voyons, sur le plan tracé par ces hypothèses, l’immense domaine de l’Optique, jusque-là si touffu et si confus, s’ordonner et s’organiser, il nous est impossible de croire que cet ordre et que cette organisation ne soient pas l’image d’un ordre et d’une organisation réels : que les phénomènes qui se trouvent, par la théorie, rapprochés les uns des autres, comme les franges d’interférence et les colorations des lames minces, ne soient pas en vérité des manifestations peu différentes d’un même attribut de la lumière ; que les phénomènes séparés par la théorie, comme les spectres de diffraction et les spectres de dispersion, n’aient pas des raisons d’être essentiellement différentes.

Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais l’explication des lois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les apparences sensibles : mais plus elle se perfectionne, plus nous pressentons que l’ordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d’un ordre ontologique : plus nous soupçonnons que les rapports qu’elle établit entre les données de l’observation correspondent à des rapports entre les choses [Cf. Poincaré, La Science et l’Hypothèse, Hermann, 1903, p. 190; plus nous devinons qu’elle tend à être une classification naturelle.

De cette conviction, le physicien ne saurait rendre compte : la méthode dont il dispose est bornée aux données de l’observation ; elle ne saurait donc prouver que l’ordre établi entre les lois expérimentales reflète un ordre transcendant à l’expérience : à plus forte raison ne saurait-elle soupçonner la nature des rapports réels auxquels correspondent les relations établies par la théorie.

Mais cette conviction, que le physicien est impuissant à justifier, il est non moins impuissant à y soustraire sa raison. Il a beau se pénétrer de cette idée que ses théories n’ont aucun pouvoir pour saisir la réalité, qu’elles servent uniquement à donner des lois expérimentales une représentation résumée et classée : il ne peut se forcer à croire qu’un système capable d’ordonner si simplement et /54/ si aisément un nombre immense de lois, de prime abord si disparates, soit un système purement artificiel ; par une intuition où Pascal eût reconnu une de ces raisons du cœur « que la raison ne connaît pas », il affirme sa foi en un ordre réel dont ses théories sont une image, de jour en jour plus claire et plus fidèle.

Ainsi l’analyse des méthodes par lesquelles s’édifient les théories physiques nous prouve, avec une entière évidence, que ces théories ne sauraient se poser en explication des lois expérimentales ; et, d’autre part, un acte de foi que cette analyse est incapable de justifier, comme elle est impuissante à le refréner, nous assure que ces théories ne sont pas un système purement artificiel, mais une classification naturelle. Et l’on peut, ici, appliquer cette profonde pensée de Pascal : « Nous avons une impuissance de prouver invincible à tout le Dogmatisme ; nous avons une idée de la vérité invincible à tout le Pyrrhonisme ». [Pierre Duhem, La Théorie physique, Vrin]

J’avais quelque peine à répondre à Searle sur ce point. Duhem le fait très bien. Dans la théorie, seule la classification est naturelle et non pas les reflets, les images, les représentations, très provisoires.

   


C’est oukounoumique

 

Jusqu’à présent, nous n’avons remarqué aucune différence entre l’introduction des particuliers et l’introduction des universaux. Mais rétrospectivement, il nous faut reconnaître qu’il y a une différence. Si la relation du carré et du triangle aux triangles et carrés particuliers de base était la même que la relation entre des objets concrets et leurs phases momentanées et fragments spatiaux, alors le résultat serait l’identité du triangle et du carré — comme nous avons pu le remarquer avec notre petit univers de régions.

Par conséquent nous sommes conduits à reconnaître deux types différents d’association : celle des parties concrètes dans un tout concret, et celle des instances concrètes dans un universel abstrait. Nous sommes conduits à reconnaître la diversité de deux sens de « est » : « C’est le Caÿster » [un fleuve de Lydie], d’une part ; « C’est carré », d’autre part. [Willard Couine (ou Couenne), Identité, ostension et hypostase]

   


La barbe de Platon
émousse régulièrement le fil du rasoir dOccam
Willard Couenne traite de ce qui est ; moi, je traite de ce qui n’est pas ;
pour la simple raison qu’en ce monde, la « chose » dont on parle le plus
est ce qui n’est pas (virtualisme).

 

Il semble alors, si ce raisonnement est juste, que dans toute dispute ontologique, le partisan du rejet souffre du désavantage de ne pas être capable dadmettre que son opposant est en désaccord avec lui.

Cest la vieille énigme platonicienne du non-être. Le non-être doit, en un certain sens, être, car sinon quest-ce quil y a quil n’y a pas ? Cette doctrine embrouillée pourrait être surnommée la barbe de Platon: historiquement, elle a fait la preuve de sa résistance en émoussant régulièrement le fil du rasoir dOccam.

Cest une façon de penser comparable qui conduit les philosophes comme McX à accorder l’être là où ils pourraient tout à fait se contenter de reconnaître qu’il n’y a rien. Ainsi, prenons Lékounoumie . Si Lékounoumie n’était pas, selon l’argument de McX, il n’y aurait rien dont nous fussions en train de parler lorsque nous utilisons ce mot, ce serait par conséquent un non-sens de dire même que Lékounoumie nest pas ♦♦. McX, pensant avoir ainsi montré que lexclusion de Lékounoumie ne peut être maintenue de façon cohérente, en conclut que Lékounoumie est [c’est l’argument que m’opposait le crétin qui signait Occam ou Spinoza sur le Debord off].

Certes, McX ne peut vraiment se persuader qu’une quelconque région de l’espace-temps, proche ou lointaine, contient une lékounoumie, de chair et de sang. Pressé de donner plus de détails sur Lékounoumie, il dit alors que Lékounoumie est une idée dans l’esprit des hommes. Ici, cependant, point une confusion. Nous pouvons, pour les besoins de largument, concéder quil y a une entité, et même une entité unique (bien que cela soit assez peu vraisemblable), qui est lidée-de-Lékounoumie, entité mentale, mais cette entité mentale n’est pas ce dont Voyer parle lorsqu’il exclut Lékounoumie ♦♦♦.

McX ne confond jamais le Parthénon avec l’idée-du-Parthénon. Le Parthénon est physique. L’idée-du-Parthénon est mentale (du moins, selon la version que propose McX des idées, et je n’ai rien de mieux à offrir [et Frege, alors ?]). Le Parthénon est visible, l’idée-du-Parthénon est invisible. Nous ne pouvons guère imaginer deux choses plus dissemblables, et moins susceptibles d’être confondues, que le Parthénon et l’idée-du-Parthénon. Mais quand nous passons du Parthénon à Lékounoumie, la confusion s’installe pour la simple raison que McX se laisserait abuser par la plus grossière et la plus flagrante des contrefaçons ♦♦♦♦ plutôt que d’accepter le non-être de Lékounoumie. [d’après Willard Couine : De ce qui est]

♦ « Pégase » dans le texte original.

♦♦ Cet argument m’a été servi, dans la discussion sur le non-être de l’économie par un anonyme qui signait non pas McX mais Ockham !

♦♦♦ En effet, car Voyer ne nie pas du tout l’« existence » de l’idée-de-Lékounoumie. Ce n’est pas l’idée (qui est le sens d’un nom commun) qu’il exclue, mais l’être. Autrement dit : Voyer ne nie pas que la définition du mot « économie », dans n’importe quel dictionnaire, ait un sens ; il nie que cette définition désignât quelque chose, il nie que cette définition fût un nom, il nie donc que le mot « économie » fût un nom. Brièvement maintenant : le mot « économie » a un sens ; mais le mot « économie » n’est pas un nom, il ne nomme rien [c’est une pure signification, un concept selon Frege]. (Willard Couine ? il est très bien. Il m’apprend qu’un mot ou une expression peuvent avoir un sens, sans être pour autant un nom. Merci ! Willard Couine.)

Voilà qui donne un éclairage nouveau pour cette remarque de Frege dans ses œuvres posthumes : « Une propriété de la langue, néfaste pour la fiabilité de l’action de penser, est sa propension à créer des noms propres auxquels nul objet ne correspond. ». L’énigme est résolue par l’inspecteur Couine : ces prétendus noms ne sont pas des noms. C’est l’éternelle histoire du Canada Dry et du Whisky : ils ont l’air de noms, mais ils ne sont pas des noms. C’est pourquoi l’hypostase (la réification) des universaux est si répandue. Couine nous donne ainsi la raison de ce foisonnement d’hypostases.

Nous nous engageons dans une ontologie contenant Pégase quand nous disons que Pégase est ; mais nous ne nous engageons pas dans une ontologie contenant Pégase quand nous disons que Pégase n’est pas. Nous n’avons plus à être victime de l’illusion selon laquelle, dès lors qu’un énoncé contenant un terme singulier est pourvu de signification, cela présuppose une entité nommée par le terme. Un terme singulier n’a pas besoin de nommer pour être signifiant.

Les ceuzes qui ont du temps à perdre pourront vérifier, dans la discussion qui eut lieu sur le Debord Off, que Voyer, ajusteur mécanicien ignare, avait bien pressenti la différence qu’il y a entre affirmer « l’économie existe » et « l’économie n’existe pas ». Voyer a du nez. Dans le second cas, il n’y a pas d’engagement ontologique. Ce genre de subtilité est hors de portée d’un ajusteur mécanicien ou d’un chauffeur de taxi (fut-il prince russe). Mais : bon chien chasse de race ; bon sang ne saurait mentir.

En effet, ce n’était pas moi qui m’engageais ontologiquement dans cette discussion, mais les enragés qui prétendaient que l’économie existe et eux seuls. Le véritable objet de la proposition l’économie n’est pas n’est pas un hypothétique non-étant que  je devrais nier ; mais bien la proposition l’économie existe. Quand je dis que l’économie n’existe pas, je dis en fait que la proposition l’économie existe est fausse, je dis NOT(l’économie existe), c’est à dire la négation de la proposition l’économie existe est vraie, c’est à dire la proposition l’économie existe est fausse. Il n’y avait de ma part aucun engagement ontologique.

Plus simplement encore : je ne nie pas un existant ; mais une croyance. Ce n’est pas l’existence de l’économie que je nie, mais la croyance en son existence, mais un engagement ontologique.

Autrement dit, j’étais moi-même victime d’une croyance non fondée : je croyais nier l’existence de l’économie alors que je ne faisais que nier la véracité de la proposition « l’économie existe ». Étonnant ! nan !

Ainsi, la première intuition de Voyer fut la bonne : le mot « économie » ne nomme rien, le mot économie ne désigne rien. Mais il se trompait en affirmant que le mot « économie » n’avait aucun sens. Il en convint dès qu’il prit la peine d’ouvrir un dictionnaire au mot « économie », ce qu’il n’avait jamais songé à faire auparavant tant le terme « l’économie » lui semblait absurde et dénué de sens. — À sa grande surprise, le mot « économie » était parfaitement défini, le mot « économie » avait donc un sens. Très peu de temps après, il trouvait, par hasard, la solution de l’énigme. — Il s’ensuit que le fait que le terme « l’économie » ait un sens n’implique nullement qu’il soit un nom, n’implique nullement qu’il nomme. Sa nominalité peut être nulle de même que celle du terme « nominalité ». La nominalité n’est pas. Quelle est la solution de Couine ? Le suffixe « -ité » (de même que le préfixe « classe des… ») est seulement un opérateur qui permet de transformer un terme général en terme singulier, à la suite de quoi, la magie propre aux termes singuliers, agit. C’est encore plus radical que la solution de Frege pour qui le pseudo nom ne fait que désigner une classe, un être abstrait !

♦♦♦♦ C’est le cas puisque la contrefaçon qui a cours est due au super crétin Say.

*   *   *

Comment est-il possible de dire que quelque chose existe s’il n’existe pas ? C’est très simple : parce que des millions de trous-du-cul en parlent comme d’un existant. Élémentaire, mon cher W. Cela n’a d’ailleurs plus rien à voir avec la logique. Pourquoi le disent-ils ? Parce qu’ils l’ont entendu dire dans le poste, dix fois par jour, parce qu’ils l’ont lu chaque jour dans les journaux, depuis quarante neuf ans, depuis 1960. Avant cette date, un tel usage de ce terme était réservé à des messieurs distingués, comme Weber, par exemple, et ce depuis que le super crétin Say inventa cet usage, en 1818 (« il invente un objet social autonome appelé “économie” » — Fourquet). Auparavant, aucune trace de cet usage.

Mais comment se fait-il qu’ils gobent cela ? Il me semble que Willard Couine répondrait : c’est leur schéma conceptuel qui veut ça. Tel schéma conceptuel, telle ontologie. Et quel est leur schéma conceptuel ? C’est celui de la soumission. La servitude affaiblit « l’immunité ontologique » ; la désobéissance l’accroît. Meuh !

 

Ceux qui me demandent, en supposant qu’il soit prouvé que l’économie n’est pas, : « À quoi ça sert de savoir que l’économie n’est pas ? » me posent, à leur insu, une toute autre question. Ils me demandent, en fait, « À quoi ça sert de comprendre ce que l’on dit ? » Ainsi, quand ils disent : « L’économie va mal », ils disent en fait : « La classe des faits économiques va mal », ce qui est une absurdité, parce qu’une classe ne peut pas aller bien ou mal, une classe ne peut pas être rouge ou verte etc. Je suis bien conscient que ce n’est pas cela qu’ils veulent dire, qu’ils ne font pas exprès de dire des absurdités ; mais dans ce cas, si ce n’est pas ce qu’ils veulent dire, il faut qu’ils disent autrement ce qu’ils veulent dire car, présentement, ils disent une absurdité. Mais savent-ils ce qu’ils veulent dire ?

Oui, je vous le demande, à quoi peut bien servir de comprendre ce que l’on dit ? Meuh !

   

● L’économie n’est pas une institution, un fait social, une chose sociale (en fait nulle chose, res nulla, rien). Mais la croyance en l’existence de l’économie (c’est à dire la croyance que l’économie est une institution) est une institution, une pesante et encombrante institution. Elle a d’abord encombré l’esprit des « dilettantes », comme disait Weber (mais aussi l’esprit de Weber, crétin) ; puis, à partir de 1960, le cul du bétail (ce qui est la preuve que le cerveau n’est pas le siège de la pensée). Le bétail humain ne fait pas « meuh ! » comme les sympathiques vaches normandes, il fait « économie ! » et de plus, ça sort par l’autre bout. Heureusement, ce genre de pet, contrairement aux pets des vaches, ne provoque aucun effet de serre, il assure seulement la stupidité du bétail. Il agit comme une piqûre de rappel.

Que signifie que la croyance en l’existence de l’économie est une institution ? Cela signifie que 1) chaque bestiau croit que l’économie est une institution ; 2) chaque bestiau sait que chaque bestiau croit que l’économie est une institution ; 3) chaque bestiau sait qu’aucun bestiau ne croit être le seul à savoir que chaque bestiau (autrement dit : tous les bestiaux) sait que chaque bestiau croit que l’économie est une institution ; mais, au contraire, que tous savent très bien que tous les bestiaux le croient. Meuh !

La croyance en l’existence de l’économie en tant que chose sociale est indépendante de chaque individu, puisque tous le croient (c’est ce qui fait de cette croyance une institution) ; la croyance en l’existence de l’économie n’est donc pas une pensée individuelle, librement formée, mais une obligation, une coercition, Heil Durkheim !

La pensée que l’économie n’est pas une institution est, a contrario, une pensée individuelle, libre. C’est celle de votre serviteur, bétail. Meuh ! Votre serviteur est le seul, avec le superintendant Fourquet et quelques anthropologues, à penser que l’économie n’est pas une institution, une chose sociale, un fait social ; mais seulement « un classement ».

   

Grandir ensemble. Deux arbres ne peuvent pas grandir ensemble, fussent-ils plantés côte à côte. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas la propriété nécessaire : ils ne sont pas dotés de la propriété de collectivité, tandis que deux gardes peuvent monter la garde ensemble, devant une même porte — mais les piliers qui supportent le linteau de la porte ne supportent pas ce linteau ensemble. Ils sont deux, mais leur nombre ne leur appartient pas, tandis que leur nombre appartient aux gardes ♫ On dit quelque fois au villageu qu’un nombre ça sert à rien du tout, rien du tout. Ça sert à donner du courageu à ceux qui n’en n’ont pa du tout, pas du tout —. Quelle est le nom de cette propriété ? Ce nom est communication. Plus précisément, la communication consiste dans des savoirs partagés. C’est parce qu’ils partagent un savoir que deux gardes peuvent monter la garde ensemble. Les êtres vivants (et à fortiori les être inanimés) ne sont pas, en général, dotés de la propriété de collectivité. Pour faire quoi que ce soit ensemble, il faut communiquer, il faut partager un savoir. Tous les hommes existe, contrairement à tous les chevaux, parce que les hommes vivent ensemble. Contrairement à ce que dit Russell la locution « tous les hommes » est réellement dénotative, seule, sans complément, car cette locution désigne une totalité concrète, contrairement à « une collection », totalité concrète parce que ses parties sont douées de collectivité. Notez ce petit détail : une collection est totalement dénuée de collectivité. C’est le collectionneur qui est doué de collectivité.

Notez que la communication ne nécessite pas nécessairement de faire bla-bla. Un bon exemple en est une partie de football où le dialogue est extrêmement restreint, voire nul. Cependant, une partie de football est un bon exemple de savoir partagé. C’est une partie de savoir partagé. Le football est un sport intellectuel (contrairement au tennis qui est un sport de crétins). D’ailleurs, les gardes sont généralement peu loquaces, d’autant plus s’ils sont laconiens.

Notez encore qu’il n’y a pas, dans le monde, d’ensembles, de classes, de nombres. Cependant, le monde est soigneusement classé. De même que l’on dit : « Nulle terre sans seigneur », on peut dire : « Nulle chose sans classe ». Encore mieux : il existe une classe spéciale pour les choses inconnues, c’est à dire non classées. Chez certains Indiens, cette classe se nomme manitou. Quand on montre à ces Indiens une chose qu’ils n’ont jamais vue, ils disent : c’est un manitou. On comprend ainsi que « Grand Manitou » signifie Grand Inconnu. De même, dans un monde où il n’y a pas de nombres, nous pouvons compter et mesurer autant que nous voulons. L’homme rationnel de l’économie politique ne fait même que ça.

J’avais oublié ça : le « dans la cheminée, plusieurs bûches brûlaient ensemble » de Debord. Il s’agit d’une grande question philosophique que Debord, à son habitude, en bon lauréat du concours de M. Champagne, aborde sans même s’en rendre compte. À part le fait qu’une bûche seule ne peut brûler ensemble, plusieurs bûches en sont encore moins capables. Étonnant, nan ?

   

● Deux conceptions du monde (de defensa)  […][kf7nbaz57jfu]

Le débat est à la fois conjoncturel, lié à une situation extrêmement précise et extraordinaire de crise générale, et notamment de crise fondamentale de l’hégémonie US, et à la fois structurel, portant in fine sur deux conceptions des relations internationales, voire deux conceptions du monde. Le premier aspect est assez évident et l’on comprend bien que c’est à cet égard que joue l’argument des intérêts des deux puissances. Le point d’une Amérique cherchant à amadouer la Chine pour sauver ce qui peut l’être de sa puissance en cours de dissolution, voire pour se rétablir, aux dépens de la Chine dans ce cas, ce point nous semble évident. L’expérience historique des Chinois aura tôt fait de l’appréhender, si ce n’est fait.

Le second aspect est évidemment d’un plus grand intérêt, à observer et à commenter, et, surtout, à élargir à une problématique qui dépasse les USA et la Chine. Au travers des diverses observations de Liu, ce sont deux conceptions des relations internationales qui s’affirment, effectivement antagonistes et irréconciliables. A partir de là, on peut envisager une évolution théorique des relations entre la Chine et les USA.

La Chine apparaît comme un pays de taille et de structure impériale mais de conception continentale et historique, adossé à une identité définie autant dans l’histoire que dans l’espace, c’est-à-dire d’une structure apparentée à l’idée historique et au concept spirituel de nation. Son but est effectivement de “restaurer” une situation légitimée par l’histoire («China is not a “revisionist” power, but a non-expansionist revolutionary state aiming at restoring its natural historical status»). Sa conception des relations internationales n’est pas pour l’essentiel de type concurrentiel, puisque la Chine se définit par rapport à elle-même (par rapport à son histoire), et elle est fondamentalement structurante puisqu’elle s’appuie sur des références objectives constantes.

Les USA présentent la vision complètement inverse, très insulaire et très anglo-saxonne, et, surtout, affectée par une absence d’identité historique (légitimée par l’histoire) et, par conséquent, par un constant et très grand déséquilibre des facteurs de la dynamique collective (faible identité, très grande puissance, impliquant effectivement cette “fuite en avant”, vers l’extérieur, pour rechercher cette identité inconnue). La légitimation des USA ne peut se faire que par rapport à l’Autre, au-delà de l’espace soi disant “national”, selon une dynamique de concurrence et d’expansionnisme profondément déstructurante des relations internationales. La dynamique contraire pour cette entité, comme on la perçoit traditionnellement, serait un retour à l’isolationnisme; c’est une option qui a assuré et pourrait assurer en principe une protection géopolitique artificielle contre la faiblesse de l’absence d’identité; mais c’est une option qui tend aujourd’hui vers l’impossibilité à cause de la situation générale d’interdépendance créée par les USA eux-mêmes. (L’interdépendance n’est pas un problème insurmontable pour les nations à forte identité, qui peuvent maintenir leurs structures malgré la pression des liens extérieurs; elle représente par contre un défi permanent pour les entités à identité faible, qui cherchent à affirmer leur hégémonie plutôt qu’accepter l’interdépendance, de crainte d’être phagocytées par un partenaire à l’identité plus marquée.) Les USA peuvent entamer un mouvement de repli, – d’ailleurs ils y sont en plein aujourd’hui, – mais l’effet sera désormais l’éclatement de l’Union plutôt que l’isolationnisme d’une Union maintenue.

Les relations entre la Chine et les USA ne peuvent évidemment être établies comme Brzezinski les envisage. L’idée de Brzezinski est complètement celle d’un stratège, c’est-à-dire d’un guerrier qui ne se réfère qu’à la puissance et à la mystique de la force baptisée du faux masque de “réalisme”, fabriquée à partir de la géopolitique, et non d’un historien ou d’un philosophe de l’histoire préoccupé des références fondatrices et structurantes (identité, légitimité, etc.). Son G2 est évidemment un marché d’épicier (et de dupes pour les Chinois), conçu pour s’accrocher à la bouée chinoise pour ne pas couler, pour ensuite se débarrasser de la bouée lorsque le nageur aurait repris des forces. Cette conception uniquement quantitative et fondée sur la seule force n’a aucune chance d’aboutir, même en ne s’en tenant qu’aux USA eux-mêmes; aucune chance d’aboutir lorsqu’on considère l’état désespérée de la cohésion US, l’état justement nommé de “sécession spirituelle” du pays, qui est en état d’éclatement psychologique et, par conséquent, effectivement d’éclatement “spirituel”.

Il n’y a aucune chance que les Chinois puissent entamer une coopération exclusive, type-“partage du monde” (G2) avec les USA, non seulement par refus, mais évidemment par pure incapacité de coopérer. Les conceptions du monde sont non seulement différentes et divergentes, elles sont de substances différentes parce qu’elles portent sur des univers, des milieux différents; ainsi ne peut-on faire “coopérer” l’eau et le feu. Mais les Chinois ne peuvent échapper à un rôle majeur dans les relations internationales, dans les années à venir. Ce rôle ne sera ni de coopération, qu’ils ne peuvent faire, ni de confrontation, qu’ils ne veulent pas, avec les USA; le seul rôle qu’ils peuvent tenir est celui, naturel, de la pression de leur puissance pour concourir à la déstructuration des USA. De ce point de vue, la Chine agirait dans un “concert de nations”, même si la musique exécutée est souvent cacophonique, dont l’effet fondamental tendrait à la déstructuration “défensive” du principal agent jusqu’ici de déstructuration des relations internationales que sont les USA.

Ces observations ne prennent évidemment pas en compte des accidents majeurs, comme une aggravation, par ailleurs très probable, des diverses crises. Mais même dans ce cas, et malgré l’apparence de gravité des événements qui pourrait être bien plus grande en Chine (troubles civils, notamment) qu’aux USA, la fragilité reste très largement et de façon décisive du côté des USA parce qu’elle affecte la structure même. Les nations, qu’elles se nomment “empires” ou de quelque autre nom que ce soit, qui connaissent de nombreux troubles et revers dans l’histoire (la Chine, la France, la Russie) sont aussi celles qui durent; celles qui n’ont pas de troubles ni de revers, effectivement, ont disparu de l’histoire ou ont disparu tout court, ce qui est le meilleur moyen d’éviter les troubles et les revers après en avoir péri.

   

● La valeur propose, l’argent dispose

● Grandir « ensemble ». Grandir « ensemble » suppose un savoir partagé. A et B grandissent ensemble parce que A sait que B grandit et B sait que A grandit. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut encore que A et B sachent que A et B grandissent ensemble, autrement dit que A et B connaissent la situation (sinon A pourrait savoir que B grandit sans savoir si B sait que A grandit ; et de même pour B). Ce savoir est notoire et public (A et B constituent tout le public dans cette situation). La situation doit être notoirement — c’est à dire publiquement — connue. C’est pourquoi, quoi que dise Descombes plus haut, les arbres d’une forêt ne peuvent pas grandir ensemble. Ils ne connaissent pas la situation.

L’adverbe ensemble désigne un savoir partagé : comment grandissent-ils ? Dans un savoir partagé. Ce n’est pas le cas pour les arbres de la forêt. D’une certaine façon, le monde est un savoir partagé, plus ou moins partagé, savoir variant de pas du tout partagé à totalement partagé. C’est pourquoi les hommes vivent ensemble. Ils vivent dans un savoir plus ou moins partagé et non pas dans une économie de chasse et de cueillette. Notons en passant, que les hommes mangent dans un savoir partagé et grâce à ce savoir partagé, contrairement aux animaux. C’est le défaut de partage qui fait que certains hommes mangent comme des bêtes (et vivent comme des bêtes), ce que je nommais « absence de la publicité » dans mon Reich mode d’emploi. Ce n’est pas le savoir qui fait défaut, c’est le partage. L’absence de la publicité n’est pas l’absence du savoir mais l’absence du partage.

Le substantif ensemble ne concerne que les collections, tandis que l’adverbe ne concerne que les collectivités. Cependant, une forêt n’est ni un ensemble, ni une collectivité. La forêt n’est pas un ensemble et les arbres ne peuvent pas vivre ensemble. Les Lyonnais ou les Français vivent ensemble. La France habite les Français et Lyon habite les Lyonnais ; mais l’Europe, cettte grosse salope, n’habite pas les prétendus Européens. Les collectivités consistent dans des savoirs partagés.

La formule de Marx : « L’argent est un compendium encyclopédique » est magnifique comme tous ses aphorismes d’ailleurs.

La coercition résulte du partage du savoir. C’est le partage du savoir qui produit la coercition. D’où la règle : nul n’est censé ignorer la loi.

Une formidable démonstration d’ignorance se prépare dans le monde et j’espère que ça va être saignant.

   

     Le coup d’État feutré, par Simon Johnson at Jorion’s →  

 

La crise a mis à nu bien des vérités déplaisantes au sujet des États-Unis. L’une des plus inquiétantes, dit un ancien économiste en chef du Fonds Monétaire International, est que l’industrie financière a effectivement mis la main sur notre gouvernement — une situation plus classique sur un marché émergent, et qui est au centre de bien des crises des marchés émergents. Si l’équipe du FMI pouvait parler librement des États-Unis, elle nous dirait ce qu’elle dit à tous les pays dans cette situation : le rétablissement ne peut réussir qu’à la condition de briser l’oligarchie financière qui bloque la réforme indispensable. Et si nous voulons éviter une vraie dépression, le temps nous manque. (The Atlantic)

   

      L’économie comme illusion par Timothy Mitchell →  

   

● Capitalisme suicidaire par William Pffaff  […][4r69fsmnbepg]

Présentation par Contre Info :

La plupart des économistes tombent en syncope lorsque le mot protectionnisme est prononcé. C’est une folie, disent-ils, pour deux raisons : c’est une recette assurée pour provoquer l’appauvrissement de tous, en réduisant les échanges, et le chacun pour soi qu’il implique est porteur des vents mauvais du nationalisme. Le second argument mérite à coup sûr d’être entendu. Mais quid du premier ? La logique sous-jacente est celle-ci. L’économie nous apprend que la spécialisation de chacun pour un type de tâche donné permet d’accroître la production disponible pour tous. Étendu aux nations, cet argument est celui de l’avantage comparatif, qui, exposé à dessein de façon naïve, peut se décrire ainsi : laissons aux suisses la production des coucous dans laquelle ils excellent, aux français l’élevage des grands crus, et échangeons ensemble les fruits de nos savoirs faire. Mais cette apologie du doux commerce et de l’approfondissement des génies nationaux correspond-t-elle à la réalité ? Car les progrès des réseaux, le nouveau type de production segmentée qui s’est installé dans la période récente a dissocié l’ancienne solidarité de fait qui existait dans les processus entre savoir faire et production. Avec l’avènement du modèle d’entreprises sans usines, la production est maintenant externalisée, souvent délocalisée. Et le savoir faire, lui aussi, est désormais délocalisable, sinon délocalisé. La liberté de circulation des capitaux, la taille acquise par les entreprises mondialisées, leur permettent bien souvent de développer hors sol l’infrastructure qui cristallise leur excellence concurrentielle. Ainsi, des trois facteurs de production, capital, organisation, et travail, plus aucun n’a de réel enracinement territorial, et lorsque les coûts d’installation et de transaction sont acceptables, il est désormais tout à fait possible de mettre en concurrence toute les nations sur la localisation et le coût de chaque composant, afin de maximiser les retours. Dans cette logique, l’effet de levier que procure l’avantage comparatif n’appartient plus au capital immatériel, aux externalités, à la géographie propres aux sociétés. Il est privatisé au bénéfice d’une étroite minorité qui l’accapare presqu’entièrement à son profit, lui aussi hors sol, et dispose ainsi d’un avantage absolu sur toute société, soumise à l’incessant chantage au départ. Ainsi, nous sommes aujourd’hui fort éloignés de l’heureux modèle de la « richesse des nations » chère à Adam Smith. Plus encore, cette masse de signes, de créances, extraite des circuits locaux de production et d’échange, virevoltant de façon incessante à travers le monde à la recherche du meilleur rendement pour préserver et amplifier sa valeur, est une contradiction en elle-même. Elle doit son existence à la pression croissante exercée sur les sociétés humaines grâce à leur mise en concurrence, mais ne peut conserver sa valeur que tant que celles-ci parviennent à prospérer. Différemment dit : peut-on raisonnablement espérer vendre longtemps des chaussures de sport à 200 euros en ne distribuant en contrepartie que 2 euros de salaire, qui plus est en Chine ? Si le mot protectionnisme, fait scandale, laissons le là. Mais faut-il pour autant s’interdire de penser cette nouvelle réalité qui est devenue la nôtre, où l’idée même d’un contrat social implicite, seul gage de la possibilité du vivre ensemble, a été réduite en miette par les avancées de la science, de la maitrise technique - et de la dérégulation - qui ont dissout l’ancienne solidarité de fait qui liait le destin des hommes et les contraignait heureusement à négocier un partage équitable du fruit des efforts de tous ? Dans le texte que nous publions aujourd’hui, William Pfaff, qui fut longtemps éditorialiste à l’International Herald Tribune, n’emploie pas le mot de protection. Mais l’idée qu’il faille protéger les sociétés des processus de déliaison délétères à l’oeuvre dans la mondialisation sous tend toute sa réflexion.

   

● La main invisible dévoilée par Paul Jorion

La fixation du prix par l’« entente »

Or, ces pratiques de « taxation », aussi courantes qu’elles aient pu être, demeurent intellectuellement inassimilables, si ce n’est comme comportement déviant et atypique, propre à pallier occasionnellement une situation de crise, mais jugées sans rapport avec les circonstances d’une situation de marché normale. La suggestion est vivement écartée par les pêcheurs — suivant en cela l’opinion des économistes — que la taxation ne ferait que révéler, rendre visible et explicite, la vérité générale du mécanisme de formation des prix, à savoir la collaboration de parties aux intérêts opposés mais solidaires au maintien et à la consolidation de l’industrie dans son ensemble, par la fixation de prix qui permettent aux uns et aux autres d’assurer la rentrée d’ — au moins — un salaire de subsistance (la philia aristotélicienne). Le principe étant le suivant : que, lorsque les ressorts du mécanisme deviennent de plus en plus visibles, à mesure que l’on se rapproche dangereusement de revenus qui n’assurent plus que la subsistance et rien d’autre, le partage d’un surplus devenu minimal exige une concertation de plus en plus explicite entre les parties concernées, concertation accompagnée de mesures conservatoires de redistribution, telles celles observées dans les faits : à savoir la constitution d’une caisse commune, le tirage au sort journalier des pêcheurs autorisés à sortir en mer, les ventes privilégiées à certaines conserveries en fonction de l’ordre des retours au port, etc.

(…)

Sans vouloir idéaliser les relations existant dans la profession à partir de ces exemples, il faut convenir qu’elles mettent en évidence de manière très claire comment les intérêts des pêcheurs et de leurs clients, mareyeurs et conserveurs, peuvent être à la fois antagonistes et cependant solidaires, et ceci dès que les difficultés rencontrées par l’ensemble des parties semblent mettre en cause l’avenir même de l’industrie. Antagonistes, dans la mesure où chacun entend défendre sa survie en tant qu’agent économique mais ne dispose comme marge de manœuvre pour négocier que celle définie par le rapport de force préexistant entre les parties. Solidaires, dans la mesure où les vendeurs ont à cœur de prévenir l’entière éradication des acheteurs, et les acheteurs celle des vendeurs.

   

●  Une définition absurde

Il n’existe pas d’« activité humaine qui consiste à la production, la distribution, l’échange et la consommation des biens et des services. » Il existe des activités économiques, c’est à dire des activités classées « économiques » (par l’INSEE par exemple), qui appartiennent donc à la classe « activités économiques ». Il s’agit de statistique. L’activité qui opère ce classement est la statistique. Il existe bien une activité humaine, que l’on peut facilement identifier, qui est la statistique et dont un des moments consiste à classer. Un des buts de la statistique est de fournir la situation économique des pays, situation qui est représentée par des  nombres. On peut l’appeler par abréviation l’économie d’un pays, économie qui va bien ou mal selon que les nombres sont bons ou mauvais. En fait, c’est le pays qui va bien ou mal. Mais cette économie n’est aucune action, aucune activité, qu’elle soit individuelle ou collective. Elle est seulement un tableau de nombres dits encore indicateurs.

C’est le crétin Say qui, en 1818, a décidé, quelle trouvaille, que la science économique étudiait l’économie. D’ailleurs, les sciences économiques étudient, la plupart du temps, du vent ; l’équilibre de Nash, par exemple.

   

● Indiscipline répond à Bruno Latour le trop discipliné

● UNE POLITIQUE DE LA NATURE SANS POLITIQUE À propos de Politiques de la nature de Bruno Latour, par Alain Caillé. Revue du MAUSS n° 17.

● Réponse de Latour : Revue du MAUSS n° 17 Commençant ma lecture, j’ai l’impression que ces non-humains ne sont autre que le pratico-inerte de Sartre, la matière ouvrée qui permet la réciprocité des « agents » (quand je lis le mot agent, je sors mon revolver) sous le regard du tiers unificateur (Sartre est un individualiste méthodologique enragé. Ce fameux tiers, c’est la totalité, c’est le tout et non pas un homme, pas plus que le Pirée). Si tel est le cas, le terme est mal choisi car la matière ouvrée est humaine, trop humaine d’ailleurs. Quand dans le silence de ma berline six cylindres de deux cent chevaux, je roule lentement sur une route sinueuse et déserte dans la campagne non moins déserte, je suis parfois saisi de terreur à l’idée du labeur, de l’activité, de l’agitation qu’a coûté ce calme paysage et je me dis : « non, rien, jamais, ne changera » tant l’inertie du pratico-inerte me saisit à la gorge. Je m’empresse alors de penser à autre chose.

Saviez vous que les courbes des chaussées ne sont pas des arcs de cercle mais commencent et finissent par des clothoïdes, courbes à rayon progressivement décroissant de l’infini au rayon de l’arc de cercle du milieu de virage, ceci afin d’éviter que les automobilistes ne doivent dussent tourner trop brusquement leur volant et ne dérapent dérapassent (comme les antisémites : ♫ un morpion motocyclisteu, prenant mon cul pour une pisteu, prit son virage et dérapa, et dans la merde, il s’enlisa) ? [c’est ça suivre une règle : je ne supporte pas le présent du subjonctif ici ♫ je ne sais pas pourquoi (la dame de ♠) Je suppose que la règle ici c’est : l’action n’a jamais eu lieu, elle est donc dans un passé qui n’a jamais eu lieu ; ou bien, à la suite de quelques accidents, la décision des ingénieurs des P&C — agents voyers — est située dans le passé. On peut suivre une règle (ou la violer, c’est peut-être le cas ici) sans la connaître, c’est à dire sans pouvoir la dire] Non, vous ne le saviez pas. Vous le savez maintenant. C’est ça le pratico-inerte : le monde est un savoir. À chaque fois que vous aborderez une courbe sur’ la route désormais, vous y penserez. Barbus, dormez-vous la barbe dessus ou dessous la couverture ? Non seulement la nationale 10 sait comment aller de Chartres à Tours, mais elle sait comment tourner.

   

[b] Le modèle d’Adam Smith Jean-Pierre Dupuy →  

 

2. Le modèle d’Adam Smith

« Das Adam Smith Problem » : je partirai de ce vieux problème de l’histoire des idées, baptisé ainsi par les philosophes allemands du XIXe siècle. En 1759, Adam Smith, qui occupe la chaire de philosophie morale de l’université de Glasgow, publie sa Théorie des sentiments moraux (TSM), ambitieux traité qui prétend faire la synthèse des connaissances dans le domaine ; en 1776, c’est le tour de la Richesse des nations (RN), qui lui vaudra le titre de père fondateur de la discipline économique. Smith a toujours considéré que son grand ouvrage était le premier, et non le second qui devait cependant lui assurer une gloire éternelle. Or, ces deux livres semblent présenter de la nature du lien social une vision contradictoire. Dans TSM, le principe fondamental et unique se nomme « sympathie ». Si l’on assimile sympathie et bienveillance, comme bon nombre de critiques, on ne peut qu’être frappé du contraste avec la thèse centrale de RN, selon laquelle l’ordre d’une société de marché repose sur l’« intérêt égoïste », ou plutôt le self-love des agents : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de leur souci de leur intérêt propre » (RN, I, 2).

Pendant longtemps, on a cru à la thèse du « revirement » : l’idéaliste professeur de morale se serait, entre les deux livres, converti au matérialisme sous l’influence des physiocrates français. La recherche historique a depuis fait justice de cette conjecture. On défend en général aujourd’hui la thèse de la compatibilité entre les deux ouvrages. Certains auteurs font remarquer que le self-love occupe en vérité une place importante dès TSM, et que c’est donc ce principe qui assure l’unité de l’œuvre ; d’autres, à l’inverse, jugent que la sympathie n’est pas absente de RN et que c’est elle qui sert de fondement à l’édifice tout entier. Cependant, la solution la plus communément acceptée est celle de la spécialisation des domaines. En dehors de l’économie, les principes des jugements et les motivations des conduites font jouer toute la gamme des sentiments, en premier lieu la sympathie, la bienveillance, etc. Les frontières de l’économie se repèrent à ce que l’espace qu’elles enclosent constitue une exception par rapport aux règles générales de la moralité [la voilà la frontière, non de Dieu : d’un côté le système des besoins, la chute dans les besoins ; de l’autre la Sittlichkeit]. Comme l’écrit Louis Dumont dont c’est aussi la thèse : « En opposition à la sphère générale des “sentiments moraux” fondée sur la sympathie, l’activité économique est la seule activité de l’homme où il n’y a besoin que d’égoïsme » C’est ainsi que l’économie se serait émancipée de la religion, de la politique puis de la morale traditionnelle en conquérant son domaine propre et en y imposant une conception spécifique de la morale. Il est un domaine des affaires humaines, isolable des autres, où les hommes peuvent poursuivre leurs intérêts égoïstes tout en travaillant sans le vouloir au bien commun. C’est la lecture, devenue classique, de la métaphore de la « main invisible ».

Me fondant sur une lecture détaillée de TSM, je défends une thèse très différente. Certes, elle affirme, elle aussi, la cohérence de l’œuvre, mais elle nie que cette cohérence implique la spécialisation des domaines. Pour l’argumenter, il est nécessaire et suffisant d’en revenir au sens exact et subtil que Smith donne aux catégories de « sympathie » et de « self-love ». On s’apercevra alors que loin de les opposer l’une à l’autre, comme le pensent la plupart des commentateurs, Smith fait du self-love une modalité de la sympathie.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais illustrer l’aveuglement auquel la thèse de la spécialisation peut conduire par l’exemple d’Albert Hirschman. Dans son livre The Passions and the Interests, celui-ci montre bien comment la catégorie d’intérêt en est venue à jouer un rôle important dans les calculs d’« arithmétique politique » par lesquels on pensait aux XVIIe et XVIIIe siècles l’harmonie sociale. D’un côté, les passions qui incitent les hommes à la lutte pour le prestige, la reconnaissance et le pouvoir, qui les poussent à la démesure, à la discorde et à la ruine mutuelle. De l’autre, l’intérêt, le comportement « économique », la poursuite privée du plus grand gain matériel. Si les intérêts ont la capacité de neutraliser la force destructrice des passions, c’est que, pense-t-on, repliant les hommes sur eux-mêmes, les rendant indifférents à tout ce qui n’est pas leur avantage propre, ils rompent le fil conducteur de la violence contagieuse. L’expansion rapide de la catégorie économique, puis son triomphe, seraient nés de ce souci politique de tenir la violence en respect dans une société ne disposant plus en la religion d’une instance régulatrice extérieure.

On a évidemment reconnu dans cette dialectique des passions et des intérêts mise en scène par Hirschman les deux visions opposées de l’individualité dont j’ai rappelé ci-dessus la coexistence problématique dans presque tous les grands systèmes modernes de philosophie politique. Or, je l’ai également annoncé, Adam Smith rompt avec cette tradition. C’est précisément ce que lui reproche Hirschman. La discipline économique serait née du simplisme réducteur de son père fondateur. Se basant sur ses analyses de TSM, celui-ci aurait cru pouvoir isoler la catégorie d’intérêt, la sortir du jeu complexe qui la mêlait antagoniquement mais indissolublement aux passions, et bâtir sur elle une science spécialisée : l’économie, la privant par là même de toute dimension politique.

Qu’il s’agit là d’un contresens radical au sujet de la pensée d’Adam Smith, c’est ce que je vais maintenant essayer de montrer. Loin de résulter d’une simplification brutale, sa vision unifiée de l’individu procède d’une conception complexe des rapports entre individus et société.

[AU PRINCIPE DES APPROCHES COMMUNICATIONNELLES DU POLITIQUE :
 LA PHILOSOPHIE ÉCOSSAISE DU ΧVIII
e SIÈCLE, 1988]  

   

     Mary Douglas : comment les institutions font les classifications 

   

 

Formulons ce point différemment pour en mieux faire apparaître l’implication centrale. Les sciences sociales sont spontanément relativistes, même lorsqu’elles le dénient comme la science économique. Mais elles ne mettent en oeuvre que ce qu’on pourrait qualifier de logique de la relativité restreinte, celle qui se borne à opposer les non-modernes aux modernes. La théorie de l’action rationnelle et l’individualisme méthodologique procèdent à une dénégation de ce relativisme restreint en postulant qu’en théorie, tous les hommes doivent être considérés comme des individus rationnels, même si en pratique il n’en est pas ainsi parce que la rationalité des non-modernes est entravée par le poids d’institutions irrationnelles et incompréhensibles [funny. Incompréhensible, certes, mais seulement pour le chitoyen].

C’est ce postulat que M. Douglas bat directement en brèche en établissant une sorte de principe de relativité généralisée selon lequel les hommes sont toujours aussi rationnels en pratique si l’on veut bien considérer que cette rationalité individuelle est d’abord une rationalité institutionnelle partagée. Nous ne pensons pas d’une manière essentiellement différente des hommes pré-modernes non pas parce que ceux-ci seraient comme nous — des individus rationnels isolés [autrement dit des trous du cul. Qu’est-ce qui est isolé ? C’est le trou du cul au milieu d’une marée de trous du cul] (version de l’individualisme rationaliste) —, mais parce que, comme eux, nous sommes tributaires, pour penser et opérer des choix, des institutions qui pour l’essentiel accomplissent le travail de penser et de choisir à notre place. Reste que leurs institutions et les nôtres diffèrent. D’où la relativité généralisée. (Alain caillé qui présente Comment pensent les institutions, Mary Douglas, La Découverte.)

Je vous l’avais bien dit, les hommes vivent dans un savoir. Si les institutions sont différentes, le savoir est différent, mais… la rationalité est la même — et en aucun cas elle n’est la prétendue rationalité de l’individualisme méthodologique. Weber le dit bien, n’est-ce pas ? pour s’empresser de faire immédiatement le contraire. Voulez-vous donc que je vous inflige une nouvelle fois l’histoire que racontait le maire de mon village (c’est là, pour ceux qui ne la connaissent pas) afin que vous puissiez admirer cette prétendue rationalité dans toute sa splendeur ?

→ L’article très intéressant qui m’a mis sur la voie de Mary Douglas : L’économie des conventions est-elle hétérodoxe ? Nicolas Postel. DOC 2009-01-26

Construire du social et construire du savoir deviennent une seule et même opération

 

Mary Douglas s’en tient à une interprétation que l’on peut dire intellectualiste — et exclusive de toute transcendance — de l’institution. Elle invite à « reconnaître que l’individu est impliqué dans la construction de l’institution dès le premier stade de la connaissance », et que « la relation sociale la plus précoce jette les bases d’une polarisation du monde en différentes classes ». Construire du social et construire du savoir deviennent une seule et même opération. Mais il faut bien admettre que les institutions sont menacées de précarité ; un principe stabilisateur doit opérer. Il est trouvé dans l’analogie qui lie le social à ce qui lui est extérieur, et notamment au monde naturel.

Fondées en nature, les institutions le sont aussi en raison; l’analogie est fondatrice et génératrice d’autorité. Dans une page inspirée par le commentaire de M. Foucault relatif au dressage institutionnel des pensées et des corps, Mary Douglas parvient au point le plus avancé de sa propre interprétation. Elle montre les institutions atteintes de « mégalomanie pathétique ». Elles veulent tout traiter selon leur « programme » : la mémoire, les perceptions et les émotions soumises à leurs standards, l’information tenue sous leur influence, les problèmes traduits en leurs termes, la justice dont elles se prévalent. Alors, « l’espoir d’une indépendance intellectuelle consiste pour nous à résister ». Cet appel à la résistance se situe à l’opposé d’une philosophie qui postule un sujet humain souverain, dont le libre arbitre est la caractéristique essentielle. (Balandier préfaçant Comment pensent les institutions, Mary Douglas, La Découverte)

   

 


Critère d’Aristote
Nous disons être ce qui apparaît à tous
(Ce qui n’est pas le cas de la Vierge Marie)
Voilà qui m’a tout l’air d’une découverte palmaire inopinée, comme d’habitude

 

Je lis L’Inconscient malgré lui (1977) de Descombes. J’y lis (« 12. La sophistique ») : « Nous disons être ce qui paraît à tous, déclare Aristote » Ainsi donc Aristote est aussi le précurseur de la théorie des situations (de quoi Aristote n’est-il pas le précurseur). La connaissance de la situation est l’élément essentiel, constitutif, de la situation (pas de connaissance de la situation, pas de situation) : la situation consiste dans la connaissance de la situation, dirai-je pour parodier Frege. Pour pouvoir dire que « être est ce qui paraît à tous », il faut que nous sachions ce qui paraît à tous, et de fait, nous le savons (hélas, non ; nous croyons le savoir). Nous voilà bien loin de la sempiternelle controverse avec Berkeley et « Esse est percipi aut percipere" (« Être c’est être perçu ou percevoir ». D’abord, percevoir c’est exister et non pas être (d’où l’existentialisme enfin bien compris). Ensuite, être, c’est paraître à tous et non pas à soi. Le moi est haïssable. Le moi est un trou-du-cul. Merde à Berkeley. Merde à Locke. Merde à Vauban. Gloire à Aristote. À juste titre, Hume dit contre Descartes que rien n’existe (la philosophie consiste à dire ce qui n’est pas, donc bravo Hume) qui serait le moi, le moi étant le sujet que l’on pourrait regarder. Mais il a tort contre Sartre, le moi existe bien, mais le moi n’est pas le sujet que l’on pourrait regarder. Le moi est un objet comme un autre. C’est la communication générale, c’est le monde, qui décident de ce qui est et de ce qui n’est pas, à tort ou à raison. Ainsi, beaucoup de c… croient que la Production, la Consommation, l’Économie existent. Moi non : la production ne produit rien, la distribution ne distribue rien, la consommation ne consomme rien et, évidemment, l’économie n’économise rien. La philosophie, c’est dire ce qui n’est pas quoiqu’en dise chacun. C’est dire quelles sont les croyances non fondées et pourquoi. Pourquoi la croyance en l’existence de l’économie est une croyance non fondée ? Parce qu’un ensemble ne peut pas être une partie du monde. Mais beaucoup plus simplement parce que personne n’a jamais vu l’économie, et que donc, l’économie n’ayant jamais paru à personne, elle ne saurait paraître à tous : il s’agit d’une illusion collective (chacun ne l’a jamais vue, mais il croit que tous les autres l’ont vue puisqu’ils en parlent avec une mâle assurance), les ânes s’encouragent à braire les uns les autres. Si la connaissance de la situation est juste (chacun sait que tous croient à l’existence de l’économie), la situation, elle, est fausse (car, quoique n’ayant jamais vu l’économie, il croit à tort que les autres l’ont vue). Ce qui ferait que l’économie existe, ce n’est pas que tous croient à son existence, mais que tous l’aient vue et que chacun sache que tous l’ont vue effectivement. L’économie échoue au critère d’Aristote. Le monde (la tradition dirait Lévi-Strauss) ne saurait se tromper. Meuh !

Être, ne résulte pas de « savoir que tous croient », mais de « savoir que tous savent ». La confusion provient de ce que « chacun croit savoir que chacun sait » (vicious circle) alors que « chacun croit et ne sait pas », seulement. Nous en reparlerons. Il faudrait que « chacun sache que chacun croit savoir alors qu’il croit qu’il sait ». Évident.

Le monde est donc un savoir, c’est ce savoir qui décide de ce qui est et de ce qui n’est pas. Il n’y a nul arbitraire là-dedans.

Je ne trouve pas le passage Éthique à Nicomaque, X, 2, 1173 a 1, dans la traduction Tricot et je n’ai pas la traduction G & J. Ce n’est que partie remise. Je suis bien conscient que « paraît » peut indifféremment signifier « semble » (apparence au sens d’éléphants roses) ou « apparaître ». Pour les besoins de ma cause je dirai donc « Nous disons être ce qui apparaît à tous » ; c’est ainsi que j’ai compris la phrase et que ça a fait tilt ! une fois de plus. Comme d’habitude, ce qu’a dit effectivement Aristote m’importe peu. Je ne cherche pas, je trouve.

 

 

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M. Ripley s’amuse

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