Paul
Jorion
Le rapport entre la valeur et le prix
Lecture by Heil Myself !
1 L’économie ou les choses dans la
perspective du prix
2 La valeur comme source du prix
3 Valeur « d’usage » et
valeur « d’échange »
4 La valeur comme « idée
platonicienne »
5 Usage propre et usage d’échange
6 La valeur comme « transformation
du qualitatif en quantitatif »
7 La valeur d’échange comme fonction
de la valeur d’usage
8 La valeur comme temps de travail
10 Une théorie sociologique du prix
12 L’objectivation
des faits économiques
13 Conclusion
Bonus : Feynmann, De quoi sont les
champs ?
Préambule basé sur une remarque de JorionUsage propre et usage général. J’attire votre attention
sur ce point : Aristote, Hegel et Jorion règlent
leur compte aux expressions stupides « valeur d’usage » et
« valeur d’échange », triste héritage de Marx, Smith & Wesson. Échanger, acheter, vendre
une chose est un usage (une manière de l’utiliser) comme un autre. Je peux
porter des chaussures, je peux aussi les vendre. Jorion le nomme usage
d’échange par opposition à l’usage propre de la chose. Aristote, pour sa part,
parle de double usage : l’un particulier à la chose, l’autre non, ce qui
laisse entendre que ce dernier est donc général par opposition à particulier,
qu’il est commun à
toutes les choses. Aristote donne l’exemple d’une chaussure : il
y a son usage qui est de la porter comme chaussure et son usage comme d’objet d’échange. Il
n’est donc nullement question d’une « valeur » d’usage. Notons
qu’en effet, même dans les mondes non marchands, toute chose peut être
utilisée comme objet d’échange, même si l’échange est différé et affublé dans
ce cas du nom de « don ». Polanyi donne comme définition d’une
marchandise : « ce qui est produit en vue de la vente ». Ce qui caractérise le monde
marchand c’est que tout y est produit en vue de la vente, même et surtout
ce qui ne sert à rien. C’est dans ce monde que l’usage non particulier des
objets mérite pleinement le nom d’« usage général » puisqu’il est
devenu commun pour toutes les choses, non seulement commun mais obligatoire
puisque tout ce qui est produit est produit pour la vente. J’avais déjà signalé il y
a longtemps que la prétendue valeur d’usage n’était autre que l’utilité.
Mais je n’avais pas remarqué que l’échange, la vente, l’achat étaient aussi
des usages fort utiles. Or il est une chose dont cet usage général est
l’usage propre. Cette chose est l’argent. L’usage propre et l’usage général
se confondent dans cette chose particulière (aujourd’hui totalement
affranchie de l’or et de l’argent ce qui montre bien son caractère
d’institution, de règle admise et suivie par tous). L’usage particulier
(l’usage propre) de l’argent est son usage comme objet d’échange. Voilà qui révèle la stupidité
de l’expression « équivalent général » appliquée à l’argent.
On y retrouve la même stupidité que dans « valeur d’usage » et
« valeur d’échange ». Ce qui caractérise l’argent est que son usage
particulier (son usage propre) est, pour les autres choses, l’usage général.
Ce qui donne lieu aux remarques bouvardo-pécuchétiennes que l’argent ne
saurait désaltérer le voyageur égaré dans le désert. C’est la preuve que
l’argent est une institution. Dans le désert, il est sans effet tandis que
l’eau demeure de l’eau. L’argent est puissance mais il n’est de l’eau en
puissance que dans une société, dans le désert sa puissance s’est
évaporée. Dans une société, quand on a soif, il suffit de commander
une bière. Chaque marchandise (c’est
à dire toutes) s’échange, sauf rares exceptions, avec de l’argent. C’est là
l’usage général de toute marchandise. L’argent s’échange avec chaque marchandise
(c’est à dire toutes indifféremment). C’est là l’usage propre de l’agent. Il
s’ensuit donc que l’argent
est l’objet d’usage général puisque son usage propre est l’usage
général ; et non pas l’équivalent général, expression dénuée de
sens, répétée à l’envie par les crétins d’économistes. L’argent n’est
l’équivalent d’aucune marchandise, a) on ne peut ni le boire, ni
le manger etc. ce qu’on peut faire avec certaines marchandises ; mais b) on
peut l’échanger immédiatement avec n’importe quelle marchandise ce qu’est
incapable de faire n’importe quelle marchandise, sauf rares exceptions. a) Aucune
marchandise n’est l’équivalent de l’argent puisque l’on n’échange les
marchandises qu’en vertu
de leur usage propre (on échange de l’argent contre des chaussures
parce que l’on a besoin de chaussures) d’une part et que, d’autre part, b) il
est très difficile de troquer des chaussures contre un bifteck. Aucune
marchandise ne peut s’échanger immédiatement contre une autre marchandise, ce
que l’argent fait facilement. Enfin, dire de deux marchandises qu’elles sont
équivalentes c’est dire soit a) que l’une peut remplacer l’autre dans leur
usage propre (des espadrilles, des sabots, des sandales, des bottes et des
chaussures), soit b) qu’elles ont le même prix. Or l’argent ne saurait avoir
ni le même usage, ni le même prix que quoi que ce soit ; a) on
ne peut pas chausser des billets de banque ; b) ce serait
une sottise de dire qu’un kilo de pain et 30 francs ont le même prix,
d’ailleurs, personne ne le dit. L’argent n’a de prix que sur le marché des
devises où l’on cote le certain ou l’incertain ; c’est à dire, où c’est
tantôt l’une des devises qui a un prix, tantôt l’autre. Jorion pose la question pertinente : comment
Marx peut-il lire valeur là où il est écrit usage ? À quoi
sert de savoir lire le grec dans ce cas ? ♦ Si un aussi brillant
esprit que Marx peut commettre ce genre d’erreur, le cas des perroquets qui
vont répétant tarababoum, tarababoum, semble désespéré.
Définition
de l’esprit : l’esprit est l’usage général, l’esprit est l’utilité générale. Définition
de Les choses deviennent très
claires : aux pauvres, l’usage propre (moyennant enculage, vous ne
voudriez pas qu’ils soient nourris à ne rien faire, comme l’est le bétail stricto
sensu et comme l’était la vile multitude à Rome) ; aux
riches, l’usage général. Ainsi, les vaches sont bien gardées. Pour les
pauvres, l’usage général n’est qu’un moyen de l’usage propre ; pour les
riches, au contraire, c’est l’usage propre qui n’est qu’un moyen de l’usage
général. Comparez avec cette imbécillité de Debord qui dit que la valeur
d’usage s’est mise au service de la valeur d’échange. Pour les riches,
seulement, crétin. L’utilitarisme n’est qu’une doctrine. Ce monde n’est donc
pas utilitariste, il est utilitaire… pour les pauvres qui n’ont que l’usage
propre. Les riches ont l’usage propre du monde. C’est beaucoup plus
intéressant. Ce prétendu « homme, imaginé tout orienté vers lui-même, et
pour qui le monde n’est qu’un instrument de la satisfaction de ses seuls
intérêts particuliers » (Dzimira, Décroissance et anti-utilitarisme)
c’est le pauvre ! Les riches, eux, ne traitent que de l’utilité
générale. C’est d’ailleurs leur alibi : que feriez vous sans nous,
bandes de nazes. Comme d’habitude, l’idéologie présente le monde renversé.
Seuls les pauvres se soucient de leurs seuls intérêts particuliers, très
particuliers, très misérablement particuliers. L’hilare Messier s’exhibait
sur la muraille de Chine comme la pétasse Royale. Comme le dit si bien
Fourquet, le commerce international est toujours politique. Les riches ont
donc tout. Les pauvres n’ont rien. Bien fait ! Définition
de Voilà un facteur
quantifiable auquel n’avait pas pensé Durkheim et qui permet de classer les
sociétés. Définition
de l’humanité : ainsi donc, le premier fait historique (c’est à dire humain)
n’est pas comme l’écrit scandaleusement Marx en 1846, la production des
moyens d’existence mais l’usage général. Là où il y a usage général, il y a
humanité, là où il n’y a pas usage général, il n’y a pas humanité. L’humanité
naît avec l’usage général. L’invention de l’humanité est l’invention de
l’usage général. |
RÉSUMÉ
Le concept de “valeur” est apparu historiquement comme l’envers objectif du prix. La nature changeante de celui-ci étant alors envisagée comme l’expression phénoménale d’une essence plus permanente appelée “valeur”.
Un progrès conceptuel similaire est attesté ailleurs ; un parallèle s’impose entre la paire prix/valeur et celle chaleur/température, le concept de température offrant la contrepartie objective, car quantitative, de la qualité qu’est la chaleur. Le parallèle s’évanouit lorsqu’on observe que l’objectivité de la température lui vient de sa nature quantitative, alors que dans le cas du couple prix/valeur, c’est le prix — le donné phénoménal — qui est quantitatif, alors que la valeur est qualitative. C’est en réalité la variabilité du prix qui fait problème, et la valeur est invoquée comme fondement d’une certaine permanence. Le rapport entre l’usage — qualitatif — d’une chose et son échangeabilité pour un prix — quantitatif — demeure mystérieuse.
Pionnier de la réflexion sur la valeur, et représentatif des tentatives ultérieures pour la fonder, Adam Smith propose deux théories entre lesquelles il hésite. La première est l’interprétation dite additive qui lit dans la valeur l’addition de la rente perçue par le rentier, le profit prélevé par le marchand et le salaire obtenu par le travailleur. La seconde — qu’il dit préférer — est l’interprétation en termes de temps de travail incorporé. Cette dernière, reprise ensuite par Ricardo et Marx, suppose que la valeur reflète les temps de travail incorporés à la marchandise. Smith échoue dans sa tentative en raison de l’impossibilité de fixer des critères permettant de comparer la qualité de différents temps de travail.
Pour réussir, la théorie de la valeur d’Adam Smith doit être complétée par la théorie du prix d’Aristote. Pour le philosophe grec, la qualité d’un temps de travail reflète la qualité dans l’ordre social de celui qui l’effectue. Le prix pour Aristote exprime le statut réciproque de l’acheteur et du vendeur, dont le rapport du prix marchand de leur temps de travail fournit la mesure. Ainsi, et longtemps avant Marx, Aristote assimile l’ordre économique à l’ordre politique.
*
* *
« Tout a un prix »,
affirme la sagesse populaire, et c’est de cette manière que quiconque n’est
pourtant pas économiste de profession rencontre quotidiennement l’économie en
raison du fait que la plupart des choses qui circulent ont effectivement un
prix. Ce prix, c’est la
somme mentionnée sur l’étiquette ♦, montant d’argent réclamé par celui qui vend
à celui qui achète, en échange du transfert de la propriété de la chose
acquise. Les choses qui
ont un prix sont à ce titre des marchandises. Il existe aussi un prix
qui porte sur un usage provisoire d’une chose, sans transfert de propriété, le
prix est alors un loyer versé par le locataire.
♦ Voire ! Le prix est-il la somme mentionnée ou la mention de la
somme ? That is the question. Qu’est
ce qui agit le plus dans la circulation des marchandises, la somme mentionnée
ou la mention de la somme. C’est la mention de la somme. C’est la publicité.
C’est la connaissance de la situation. Pourquoi les « grandes
surfaces » distribuent-elles des catalogues criards aux photos de
couleurs constellés de mentions de la somme ? Quelque chose
d’encore plus important est la lecture de l’étiquette : l’étiquette est
faite pour être lue. Or, on n’entend jamais parler de cette lecture dans
« l’économie ». Pour ma part, je dirais : la valeur est
la mention de la somme, le prix est la somme mentionnée. Voilà, me
semble-t-il de la bonne grammaire. La mention d’une énergie n’est pas une
énergie. L’énergie mentionnée, si elle existe, n’est pas une mention. La
mention de la somme et sa lecture est un fait social total qui ne peut se
comprendre que dans la totalité. |
Certains auteurs trouvent
judicieux de s’interroger aujourd’hui sur la signification du mot
« économie » : on ne saurait pas exactement de quoi parle la science
économique, et l’on serait contraint de définir son objet comme « ce dont
parlent des économistes ». Les auteurs plus anciens n’entretenaient pas de
telles inquiétudes : l’économie parlait des richesses, de ce qui constitue
la fortune. C’est là un point de départ qui demeure excellent : une chose
n’est pas constitutive de la richesse seulement parce qu’elle est chère, parce
que son prix est élevé, elle peut être bon marché mais elle fera richesse ♦ du moment qu’elle est
présente en grande quantité. Ce
qui veut dire que les richesses sont composées de choses évaluées par rapport à
leur prix. Et c’est de cela qu’il s’agit en effet quand on parle d’économie ♦♦ : il s’agit d’acteurs
humains en tant qu’ils sont acheteurs ou vendeurs, en tant qu’ils louent ou
qu’ils sont locataires. Autrement dit, l’économie c’est l’interaction humaine
vue dans la perspective du prix : c’est une manière d’envisager l’activité
des hommes en porta33.35nt sur elle un certain regard (Jorion
♦ J’abonderai dans le sens
primitif de richesse donné par Fourquet : richesse est puissance. L’argent est
puissance. Abondance de pacotille nuit. Excédé par ce luxe insupportable,
Diogène brisa son écuelle. Beaucoup de pommes de terres à cochon, qui
manquèrent tant aux irlandais affamés il y a deux siècle, jamais ne seront de
la richesse et encore moins des richesses. ♦♦ « Les choses qui ont un prix
sont des marchandises. » Marx, se citant lui-même, commence le Capital
par ces mots fameux : « La richesse des sociétés etc…
s’annonce comme une “immense accumulation de marchandises” » Cela veut
dire que la richesse est composée de marchandises. C’est de cela, en effet,
qu’il s’agit quand on parle d’économie. Quand on parle de physique on parle
de la chute des graves, par exemple ; quand on parle d’économie on parle
de richesse, on parle de marchandises. Quand on parle de physique, c’est ne
rien dire que l’on parle de physique. Quand on parle d’économie, c’est ne
rien dire que l’on parle d’économie. Cependant depuis 1818, la science
économique parle de l’« économie » et la question qui se pose quand
la science économique parle de l’« économie » est tout autre. La
physique, que je sache, ne parle pas de « la physique » quoique
l’étymologie du mot soit phusis, nature en grec. |
Le prix varie : la même
marchandise se vend aujourd’hui pour tant et se vendra demain plus cher ou
meilleur marché. Il peut même arriver que la même marchandise se vende à différents
prix au même endroit et au même moment. Une question importante qui se pose
alors est de savoir si le fait que le prix change constitue pour celui-ci une
propriété essentielle ou accidentelle ? Autrement dit, est-il dans la
nature du prix de varier, comme il est, par exemple, dans la nature de l’homme
de vieillir ? Ou bien le prix varie-t-il à la manière dont un moteur
vibre ♦ :
parce que ses parties sont agencées de telle manière qu’il est impossible pour
l’ensemble de ne pas vibrer ? avec cette implication qu’il serait possible
de remonter un moteur en sorte qu’il ne vibre plus, et qu’avec un certain
talent en matière de mécanique — ou d’économie — il serait possible de
« remonter » le mécanisme ♦♦ de la formation des prix de telle sorte que le prix
ne varie plus. Ce qui prouverait a posteriori que le fait que le prix change ne
constituait pour lui qu’une propriété accidentelle. A défaut de pouvoir dire a
priori ce qu’il en est, on peut néanmoins avancer que s’il n’est pas dans la
nature du prix de varier, alors il peut être étudié selon une démarche en trois
étapes :
1.
définir
une essence permanente qui sous-tend l’existence du prix et l’appeler, par
exemple, la « valeur »,
2.
montrer
comment l’essence permanente du prix, disons la valeur, se concrétise dans ses
fluctuations accidentelles, qu’on désignera, par exemple, du terme de prix
marchand,
3.
expliquer
d’où vient le « bruit » qui interdit au prix d’une marchandise d’être
à tout moment identique à sa valeur.
♦ Un six cylindres moins qu’un quatre cylindres, un
douze cylindre en V à 60°, encore moins. ♦♦ Le problème, c’est que ce n’est pas un
mécanisme. |
La théorie spontanée du prix
conçu de cette manière est alors la suivante : dans des circonstances
« ordinaires », le prix reflète la valeur, dans des circonstances
« extraordinaires », il s’en écarte. En voici un exemple : une
ville est assiégée, quelques paysans sont cependant parvenus à s’introduire
dans l’enceinte et exigent des sommes exorbitantes pour des aliments de
consommation courante. Le prix exigé est maintenant sans rapport avec la valeur
du produit. Les situations de marché noir sont typiques à ce point de
vue : le prix y diverge massivement de la valeur. En finance on parle
alors de manque de liquidité. Imaginons une marchandise possédant une certaine
« valeur » et qui, la plupart du temps, se vend à un prix qui reflète
cette « valeur ». Il se fait alors que pour quelque raison
contingente, il existe soit une rareté extrême des vendeurs soit des acheteurs.
En conséquence, quiconque se propose de vendre ou d’acheter est obligé de
passer par les conditions fixées par les rares vendeurs ou par les rares
acheteurs qui profitent ainsi d’un rapport de force biaisé en leur faveur.
Ainsi lorsque Richard III propose « Mon royaume pour un
cheval ! », selon le regard que l’on pose sur son propos, c’est soit
le cheval dont la valeur se trouve soudain considérablement surévaluée quant à
son prix habituel, soit le royaume dont la valeur se voit sous-évaluée de
manière drastique.
La conception selon laquelle
il existe deux attributs distincts attachés à un objet dont la propriété se
transfère, son prix et sa valeur, dispose donc d’une certaine plausibilité de
bon sens. La valeur est conçue comme intrinsèque : liée à l’essence de
l’objet ; tandis que le rapport du prix à la valeur est plus
« élastique » : disposant de la liberté de s’écarter en plus ou
en moins de la valeur.
Les approches classiques du
prix sont essentiellement du type que je viens de caractériser. Elles se
composent de deux éléments :
1.
une
théorie de la valeur qui définit la « valeur » d’une chose,
2.
une
théorie des prix qui rend compte de la relation entre la valeur et le prix.
Notons cependant que si l’on
suppose au contraire qu’il est dans la nature du prix de varier, alors aucune
notion intermédiaire du type de la valeur n’est requise pour rendre compte de
la variation du prix : le prix varie tout simplement parce qu’il est dans
sa nature de varier.
Comme je l’ai dit en guise
d’introduction, toute chose susceptible de voir sa propriété transférée par son
échange contre une somme d’argent est une marchandise, la quantité de monnaie
échangée contre la marchandise étant son prix ♦. Le prix d’une marchandise
fluctue ♦♦,
ce qui veut dire qu’à des moments et à des endroits différents, le prix du même
objet est susceptible d’être différent — il se peut même qu’il diffère au même
moment au même endroit, comme cela arrive quelquefois sur le
« parquet » des bourses (cf. Jorion
1994 b : 331-335). De plus, il est en général difficile d’assigner à
ces fluctuations des causes évidentes.
♦ et sa valeur était (il faut parler au
passé) la mention de cette quantité de monnaie. ♦♦ ce n’est pas la quantité
de monnaie qui fluctue mais la mention de la quantité de monnaie. Abus de
langage. La valeur est seulement la mention d’une quantité d’argent et cette
mention est associée à une chose. Comment ? Grâce à une étiquette sur
laquelle est notée une expression. C’est la vente, si elle a lieu, qui
décidera si cette expression dénote le faux ou le vrai. En
attendant, le prix mentionné est un peu comme une
fonction d’onde : il est seulement probable que la chose se vende ce
prix là. La vente est à la marchandise ce que la mesure est à la fonction
d’onde. Dès que la vente est effectuée, il y a effondrement de la valeur,
comme il y a collapse de la fonction d’onde après la mesure. Essayez donc de faire
passer le poids d’un lingot d’or d’un kilogramme à un milligramme, voire à
zéro gramme, en un dixième de seconde, voire moins, comme cela se passe tous
les jours à la bourse. A la main, cela prend quelque secondes pour modifier
la mention de la somme. Si une marchandise ne
trouve pas preneur, il faudra bien modifier la mention de la somme. La somme
« mesurée » par la vente, si celle-ci a lieu, est pour l’instant indéterminée,
car cette somme est encore cachée dans une somme plus grande, dans la
poche de l’acheteur. Voilà de l’économie quantique. |
L’argent circule par le
truchement des prix en assurant trois fonctions distinctes, que les tenants de
l’Économie Politique classique furent les premiers à reconnaître : d’être soit
une rente, soit un profit, soit un salaire.
La rente revient à celui qui
obtient de l’argent du fait qu’il dispose d’une ressource convoitée et
généralement renouvelable (l’eau d’un puits, l’or d’une mine, des actions
Microsoft, etc.), le profit est obtenu par celui qui revend une marchandise
plus cher qu’il ne l’avait achetée, le salaire s’obtient par celui qui loue sa
force de travail [ de ma vie, je n’ai
jamais rencontré cette bête là ], de celui à qui il la loue (dans
la mesure où la force de travail est une ressource renouvelable, le salaire est
un loyer sur le temps de travail ; le prolétaire de Karl Marx est celui
dont la seule rente [ Bigre ! en
voilà une rente ! comme je le disais, il y fort longtemps, au Dr Latouche.
Ricardo a fait une belle analyse de la rente agraire. ] s’assimile
au fait qu’il vit un certain nombre d’années pendant lesquelles il est à même
de travailler).
Ces trois fonctions
s’exercent sur chacun de manière différente selon qu’il est producteur,
distributeur, consommateur, ou cumule à l’occasion deux ou trois de ces
statuts. Le hasard de la naissance joue un rôle essentiel dans l’accès à
l’argent selon ces différentes fonctions, l’activité propre des individus
pouvant contrevenir partiellement au donné de la naissance. Dans une société où
existe une division du travail, l’argent permet, au premier titre, à ceux qui
ne produisent pas eux-mêmes les marchandises qui sont des moyens de subsistance
— tels que les aliments — de se les procurer contre de l’argent.
En l’absence d’un mécanisme
plausible expliquant la constitution d’un prix initial et ses fluctuations
ultérieures, l’approche traditionnelle de la formation du prix a été la
suivante : dans un premier temps, on décrit un mécanisme [ Encore un mécanisme ] constitutif
de la valeur, celle-ci représentant un élément stable (solution d’équilibre au
sein d’un système économique) ; dans un deuxième temps, on décrit un
mécanisme [ Encore un mécanisme ]
de formation du prix à partir de la valeur, cette dernière jouant vis-à-vis du
prix le rôle d’un attracteur.
Les éléments ayant été
mentionnés comme constitutifs de la valeur par divers auteurs et à différentes
époques sont :
1.
la
rencontre de l’offre et de la demande de la marchandise,
2.
l’usage
de la marchandise mesuré comme utilité subjective, en fonction du besoin ou du
désir individuel,
3.
le
temps de travail impliqué dans la production de la marchandise ou le coût de la
reproduction de la force de travail impliquée,
4.
la
somme des coûts de production, c’est-à-dire la somme des salaires des
travailleurs, de la rente du propriétaire des matières premières (c’est-à-dire
le coût de celles-ci) et du profit réalisé par l’« entrepreneur » ou
propriétaire des moyens de production,
5.
le
statut réciproque de l’acheteur et du vendeur.
Comme il a été noté
précédemment, une théorie de la formation des prix qui rendrait compte de
manière immédiate du prix initial ainsi que de ses variations ultérieures
pourrait faire l’économie du concept intermédiaire de valeur ♦.
♦ Vu le sac de nœuds en cinq points qui
précède , ce serait préférable, en effet. |
On peut lire chez
Aristote : « … pour
chaque objet susceptible d’être possédé, il existe une double manière de
l’utiliser ; ces deux usages sont liés à cet objet lui-même, mais ne lui
sont pas liés de la même façon — l’un est particulier à la chose et l’autre ne
lui est pas particulier [ il est
donc général ].
Si l’on prend par exemple une chaussure — il y a le fait de la porter comme
chaussure et il y a son usage comme objet d’échange ; car l’un et l’autre
sont des manières d’utiliser une chaussure ♦, dans la mesure où même
celui qui troque une chaussure contre de l’argent ou de la nourriture avec un
client qui veut une chaussure, l’utilise en tant que chaussure, bien que pas
pour l’usage propre des chaussures, puisque celles-ci ne sont pas apparues dans
l’intention qu’on les échange ♦♦. Et ceci est vrai aussi pour les autres objets
susceptibles d’être possédés ; car tous disposent d’une utilisation dans l’échange, qui a son
origine dans l’ordre naturel des choses, parce que les hommes avaient plus
qu’assez de certaines choses et moins qu’assez de certaines autres » (Politique, I, iii, 8-12). [ Quel génie cet Aristote, que de régression depuis ; depuis
la mainmise par les protestants anglo-saxons. Je t’en foutrais de la valeur
d’usage et de la valeur d’échange ]
♦ Excellent : porter une chaussure ou échanger
une chaussure sont deux usages possible de la chaussure, l’une particulière à
la chaussure, l’autre générale, c’est à dire commune à toutes les choses.
Voilà qui nous change des valeurs d’usage et des valeurs d’échange.
L’esprit grec, c’est quelque chose. ♦♦ Polanyi, lui, définit empiriquement les
marchandises par : ce qui a été produit expressément pour la vente. On
conçoit, dans ces conditions (des conditions de besoin), qu’un fabricant de
chaussures, même du temps d’Aristote, n’a rien de plus pressé que de les
échanger, à peine sont-elles terminées, sinon il n’aurait plus qu’à les
bouffer ses chaussures, ce qui s’est déjà vu. |
Vingt-trois siècles plus
tard on peut lire sous la plume de Karl Marx, « Toute
marchandise se présente toutefois sous le double aspect de valeur d’usage et de valeur d’échange
(cf. Aristote, De
Aucun doute n’est possible
pour le lecteur : le passage d’Aristote auquel Marx renvoie est bien celui
que j’ai cité pour commencer, le deuxième texte entend reproduire le premier. Pourtant dans le texte du
philosophe grec, il est question de deux utilisations possibles, et non de deux
valeurs comme chez l’économiste allemand [ Bravo, bravo, bravo, plaudite cives ].
Aristote évoque deux usages possibles pour une chaussure, en user, c’est-à-dire
l’utiliser personnellement jusqu’à l’user, ou bien l’échanger ; alors que
dans le texte de Marx il est question de deux valeurs possibles pour une
chaussure, sa valeur d’usage et sa valeur d’échange. Que s’est-il donc passé au
cours de ces vingt-trois siècles pour qu’un lecteur qui n’est pas parmi les
moins avisés, en vienne à
lire « valeur » là où il était écrit « usage » ?
[ Bravo, bravo, bravo, plaudite cives.
(las gentes que dicen bravo n’ont jamais pu être domestiqués par
les Romains. Bravo signifie brave : mas sangre va a derramar que
un bravo en su muerte – tientos (octosyllabes) : tres marias van por agua,
que ninguna lleva soga, que con la trenza de sus pelo, sacan agua de la noria.
Que pajaro sera aquel, que canta en la verde oliva. Corre y di le que se calle
que su canta me lastima, etc. Influence arabe.) ]
Marx, comme bon nombre de ses
contemporains, décèle une problématique de la valeur là où celle-ci n’avait pas
été mentionnée par Aristote, et il va plus loin puisqu’il considère que cette
problématique était présente chez son illustre prédécesseur, mais que celui-ci
l’avait abordée de manière inappropriée [1]. Marx n’écrit-il pas dans
La distinction entre valeur
d’usage et valeur d’échange, se trouve parfaitement définie par Adam Smith dans
les termes suivants : « Le mot
VALEUR, il faut le noter, a deux significations, et exprime parfois l’utilité
d’un objet particulier, et parfois le pouvoir d’acheter d’autres marchandises
que la possession de cet objet implique. L’une peut être appelée “valeur
d’usage” ; l’autre, “valeur d’échange” » (Smith 1976 [1776] : 44).
Un examen historique du
concept de valeur nous montre quelle est son origine : « Les
classiques », écrit François Fourquet [ Ah !
voilà Fourquet ], « auraient
pu se contenter, comme King ou Quesnay, du prix ; mais plusieurs ont
cherché un étalon de mesure plus stable. En effet le prix des marchandises
varie au gré des fluctuations de l’offre et de la demande ; et en plus la
monnaie est elle-même une marchandise sujette aux mêmes fluctuations.
Cependant, les anciens économistes ont observé que, sur longue période, à
travers les fluctuations, se dégage une tendance qui, à la longue, finit par
absorber les oscillations et qu’on figurerait aujourd’hui par une courbe
statistique. Au départ, cette observation fut purement empirique. Puis l’idée a
germé que cette tendance longue ne serait pas la simple moyenne statistique des
prix d’une marchandise, mais représenterait une sorte de prix profond et stable
qui, mieux que les prix de marché courants, correspondrait à la valeur réelle
de la marchandise, comme si les prix de marché étaient des valeurs instables
et, en quelque sorte, fictives » (Fourquet
1989 : 230).
Effectivement, Quesnay
n’entrevoyait pas la nécessité d’un concept sous-jacent au prix, tel la valeur,
puisqu’il écrivait : « En les considérant comme des richesses
commerçables, le blé, le fer, le vitriol, le diamant sont également des
richesses dont la valeur
ne consiste que dans le prix » (cité par Foucault 1964 :
205) [2]. La synthèse faite par
Fourquet est excellente et elle attire notre attention sur une démarche
classique aux débuts de la science moderne et dont l’inspiration
néo-platonicienne est ici, comme dans les autres cas, flagrante : le double renversement d’une
réalité en fiction, et d’une fiction en réalité. En l’occurrence, un phénomène
est observé, le prix, dont l’une des caractéristiques est la variabilité ;
celle-ci conduit à supposer qu’il existe derrière le phénomène une réalité plus
objective que lui-même et dont il n’est que la manifestation phénoménale,
c’est-à-dire imparfaite ; cette Réalité-Objective étant la valeur. [ Bravo ]
Platon a supposé derrière
l’apparence des choses, une réalité objective. Epistémologiquement parlant,
cette Réalité-Objective n’est autre qu’un espace de modélisation qui permet
d’examiner la réalité foisonnante du monde sensible comme la manifestation
d’entités propres à
Platon,
comme Aristote quelques années plus tard, est confronté à des adversaires
théoriques redoutables : les Sophistes. Ceux-ci considèrent qu’il n’existe pas de critère
permettant de faire la part des choses entre un discours qui dit le vrai et un
discours qui dit le faux : « Le discours n’est ni les substances ni
les êtres », affirme Gorgias (Traité du non-être) selon Sextus
Empiricus (Dumont 1991 : 705). A cela Platon
réplique, dans le dialogue précisément intitulé Le Sophiste, que
« dire de ce qui est qu’il est et dire de ce qui n’est pas qu’il n’est
pas, c’est dire le vrai » [3]. Mais comment peut-on
savoir que quelque chose est ou n’est pas, rétorquent les Sophistes ?
Parce qu’il y a de l’ Être et du Non-Être, et selon Platon : le vrai
correspond à l’intervention de l’Être dans le discours, et le faux à celle du
Non-Être. A quoi les Sophistes opposent alors qu’il est des choses qui semblent
être et qui ne sont manifestement pas : les illusions, les phénomènes,
c’est-à-dire les apparences ; en affirmant cela, ils annoncent le
scepticisme sous sa forme parfaitement achevée dont Pyrrhon sera le représentant :
telle chose apparaît telle à l’un et autrement à un autre, et elle apparaît
différente au même selon qu’il est malade ou en bonne santé, entièrement jaune,
par exemple, s’il a la jaunisse, etc. Platon sera alors forcé de définir une
objectivité transcendante à la perception : il existe une apparence dans
le monde sensible, et une réalité au sein de
Aristote
procède autrement : lui aussi considère qu’il y a une Réalité-Objective,
mais sa démonstration est différente. Il existe pour lui, au-delà des
singularités du monde sensible, qu’il appelle substances premières, des
universels, qu’il appelle substances secondes. Celles-ci n’existent qu’en
potentialité, en puissance, alors que les singularités n’existent qu’en acte.
Les singularités observables sont les universels en acte. La science ne parle que
du monde en puissance, elle décrit les universels, substances secondes ;
c’est pourquoi pour Aristote, et dans un passage célèbre, « … les éléments
ne seront pas mêmes objets de science, car ils ne sont pas des universels, et
il n’y a de science que de l’universel… » (Métaphysique,
M, 10, 32). La méthode expérimentale permettra de deviner la nature des
universels en examinant le comportement des singularités lorsque les
circonstances qui les entourent sont modifiées de manière contrôlée et
systématique.
Dans la perspective où a
émergé la catégorie de
valeur, il existerait donc une Réalité Objective qui serait celle de la
valeur, mais qui ne se manifesterait dans le monde sensible que sous la forme
phénoménale du prix. La valeur n’apparaîtrait sous une forme parasitée,
« bruitée », qu’en tant que prix. On se situe donc bien dans une
perspective typiquement platonicienne où le prix est la manifestation
approximée de l’Idée, forme pure, que constitue la valeur. On trouve une expression
classique de cette conception chez Garcia (1583) : « … nous devons tout d’abord
considérer en quoi consiste la valeur des choses, car leur valeur est la règle
et la mesure par laquelle nous venons à savoir leur juste prix, pour autant que
valeur et prix doivent correspondre » (cité par Lapidus
1986 : 45). Mais comme il n’est pas donné aux mortels d’approcher les
Idées, nous devons nous contenter de supposer la forme à partir de ses
manifestations et supputer la valeur à partir du prix observé, par exemple en
tant que ces « courbes statistiques » dont parle Fourquet, où la
variété est ramenée à la stabilité qui est censée la sous-tendre en réalité.
Le caractère fallacieux du
raisonnement est, je le suppose, patent : la seule objectivité dont il
soit clair qu’elle n’est pas fictive, c’est le prix ; ce que le monde nous
fait voir, ce sont des prix, non des valeurs. Mais la variabilité du prix jette
la suspicion sur sa réalité intrinsèque : il est phénomène, apparence, apparentia
dit le latin, là où le grec dit phenomenon. Du coup, on lui suppose un
doublet, qui ne serait pas variable lui, et qui serait donc — bien qu’invisible
— plus vrai que le prix corrompu par sa variabilité. En conséquence, il existe
une réalité, la valeur, et une fiction, le prix. Mais la démarche qui a eu lieu
historiquement est exactement inverse : une réalité a été observée, le
prix, et on lui a supposé une ombre, une pure fiction : la valeur. Dans la
perspective platonicienne, le prix serait l’approximation de la valeur ;
dans les faits, la valeur ne peut être déterminée que d’une seule manière,
comme une idéalisation du prix, seul observable.
Notons
pour en terminer sur cet aspect particulier, que si le prix et sa variabilité
intrinsèque avaient attiré l’attention non pas, comme ce fut le cas, au XVIe siècle mais au XXe siècle, les scientifiques
qui se seraient penchés sur son cas auraient pu procéder comme ils l’ont fait
maintenant à de nombreuses reprises, en particulier en mécanique quantique,
c’est-à-dire considérer que le prix dispose d’une réalité mais que sa réalité
est intrinsèquement changeante et que seul un espace de probabilités peut
représenter ses métamorphoses de manière adéquate. J’ai suggéré ailleurs
(Jorion
Je dirais que, contrairement aux phénomènes
« naturels », la valeur n’est pas un phénomène naturel mais une
institution. Les institutions sont des objets, réels, mais assez bizarres
étant donné que tout réels qu’ils soient, il ne paraissent généralement pas
mais se manifestent, notamment par la coercition. Je distingue valeur et prix
de cette manière : la valeur en tant qu’institution est le fait de
l’existence des prix, le fait lui-même que des objets réels, tous les objets
réels aujourd’hui, ont un prix : « les choses valent »
signifie : « les choses ont un prix ». Cela n’a pas toujours
été le cas. Quant aux prix je les tiens pour ce qu’ils sont : le sens
d’une expression écrite sur une étiquette, expression qui peut aussi bien
dénoter le vrai que le faux tant que la vente n’est pas effectuée, la
vente ? l’échange d’une marchandise contre une certaine quantité
d’argent, réel ou virtuel. Ainsi, le prix est une vente effectuée mais
seulement en pensée, l’idée d’une vente, la manifestation d’un possible,
manifestation d’une intention pour le futur, le sens d’une expression. La
question difficile est : qui a écrit l’étiquette (c’est à dire qui, ou quoi,
a guidé la main qui écrivit l’étiquette) et pourquoi y est-il écrit ce qui y
est écrit, précisément. Une question plus facile, parce qu’historique,
est : qui a inventé cet usage qui consiste à associer une étiquette aux
choses, quand et dans quelles circonstances. |
Dans la perspective qui est
la mienne, et qui est donc aristotélicienne davantage que platonicienne, et en
l’absence d’une technique assurée d’élucidation de la valeur à partir du prix,
le concept de valeur pourrait tout aussi bien être écarté : il
n’apporterait rien de plus au prix que d’être sa contrepartie inconnaissable
dans le Monde des Idées.
Ceci dit, on n’aurait pas
écarté pour autant la préoccupation qui avait présidé, selon Fourquet, à
l’invention du concept : tenter de rendre compte des fluctuations
apparemment désordonnées du prix à partir d’un « centre de gravité »
qui en constituerait la vérité cachée [4]. S’il pouvait cependant
être montré qu’il est dans la nature du prix de varier de la manière qui est la
sienne, toute considération relative à un centre de gravité deviendrait futile.
On peut envisager de
nombreux usages à une paire de chaussures [ Botter
le cul, notamment ]. Je me contenterai d’examiner les deux qui
avaient retenu l’attention d’Aristote : les porter à ses pieds et les
échanger pour autre chose. L’un et l’autre sont des usages possibles. Et comme l’indique encore le
philosophe, le premier usage est propre aux chaussures, et le second est commun
à un très grand nombre d’autres choses. Il y a donc aux paires de chaussures
comme à de nombreux autres objets, un usage propre et un usage d’échange.
Hegel dit de ce que
j’appelle l’« usage propre », « § 59
L’usage est cette réalisation de mon besoin par la transformation, la
destruction, la consommation de la chose dont la nature dépendante se manifeste
par là et qui remplit ainsi sa destination. (…) Lorsque la chose et moi, nous
nous trouvons en présence l’un de l’autre, il faut, puisque nous devenons
identiques, que l’un des deux perde sa qualité. Mais moi, je suis vivant, je
suis l’être qui veut et peut s’affirmer véritablement ; la chose, par
contre, est l’être naturel. Il s’ensuit qu’elle doit être détruite et que moi,
je me maintiens en vie, ce qui constitue l’avantage et la raison de
l’organique » (Hegel 1989
[1821] : 113).
L’usage propre d’un objet
préexiste dans le temps à son usage d’échange, et peut à la limite s’en
passer : on peut imaginer une époque « hobbesienne » où chacun
ne confectionne que les souliers dont il a besoin personnellement. L’usage
d’échange d’un objet n’existe, lui, que si cet objet a un usage propre.
Il existait, cependant aux Trobriands, des objets
dont le seul usage propre était l’échange. |
Si je dispose d’une deuxième
paire de chaussures identiques à la première et si me fait défaut un autre
objet dont je pourrais avoir l’usage, je vais m’efforcer d’entrer en contact
avec quelqu’un à qui manque une paire de souliers et je vais lui proposer
celles qui me font double emploi. Si cette personne dispose de l’objet qui me
fait défaut, nous pourrons envisager un échange standard, sinon il me paiera
l’objet dont je dispose et non lui, et avec l’argent qu’il m’aura offert, je
pourrai acheter l’objet qui me manque personnellement.
Ce que j’appelle usage
d’échange, c’est ce que Hegel appelle valeur :
« § 63 Comme propriétaire de la chose dans sa totalité, je suis
propriétaire de sa valeur aussi bien que de son usage. Rem. — Le possesseur
d’un fief a, dans sa propriété, cette différence qu’il doit être seulement le
propriétaire de l’usage et non le propriétaire de la valeur de la chose »
(Hegel 1989 [1821] : 117).
Très intéressant : ce que Hegel appelle
valeur est l’usage d’échange. |
Ce que je pourrais réécrire
dans un vocabulaire modifié selon les besoins de ma démonstration : « § 63 Comme propriétaire de la chose dans
sa totalité, je suis propriétaire de son usage d’échange aussi bien que de son
usage propre. Rem.
— Le possesseur d’un fief a, dans sa propriété, cette différence qu’il doit
être seulement le propriétaire de l’usage propre et non le propriétaire de l’usage d’échange
de la chose » (Hegel 1989
[1821] : 117 ; modifié).
Pour Hegel, il y a cependant
dans ce qu’il appelle valeur et que j’ai appelé usage d’échange, davantage que
le simple parallélisme que j’ai souligné. Dans la valeur, il y a selon lui,
quelque chose de l’ordre d’une transsubstantiation. Il écrivait dans
Autrement dit, chez Hegel,
il existe, active au sein de ce que la plupart des auteurs récents — dont Marx
— appellent valeur d’échange, Hegel lui-même, valeur, et moi-même usage
d’échange, une fonction très spéciale qui « transforme le qualitatif en
quantitatif ».
Qu’est-ce donc que
« transformer le qualitatif en quantitatif » ? C’est une
démarche qui a caractérisé de manière constante l’émergence de la science
moderne. On envisage une dimension commune dans le monde de la perception, par
exemple, la couleur, et l’on s’efforce de lui découvrir une caractéristique qui
pourrait être mesurée. En envisageant la couleur comme l’un des composants de
la lumière blanche, on va pouvoir mesurer pour chacune des lumières monochromes
sa longueur d’onde électromagnétique, et l’on pourra désormais caractériser une
couleur comme une longueur d’onde sur une échelle graduée des longueurs d’ondes
électromagnétiques. On aura effectivement transformé une qualité en quantité.
On fait mieux, on associe à toute nuance de
couleur un spectre, c’est à dire des nombres qui désignent les
composantes et leurs amplitudes. Cependant, une nuance de jaune n’est pas un
spectre et aucun spectre ni rayonnement n’est jaune. |
Duhem a fort bien décrit
cette manière de procéder, propre à la démarche scientifique : « … le caractère purement qualitatif d’une
notion ne s’oppose pas à ce que les nombres servent à en figurer les divers
états ; une même qualité peut se présenter avec une infinité d’intensités
différentes ; ces intensités diverses, on peut, pour ainsi parler, les
coter, les numéroter, marquant le même nombre en deux circonstances où la même
qualité se retrouve avec la même intensité, signalant par un second nombre plus
élevé que le premier un second cas où la qualité considérée est plus intense
que dans un premier cas. […] Nous pourrions, dans nos raisonnements, parler de
cette qualité, le chaud, et de ses diverses intensités ; mais, désireux
d’employer autant que possible le langage de l’algèbre, nous allons substituer
à la considération de cette qualité, le chaud, celle d’un symbole numérique, la
température » (Duhem 1981
[1906] : 171-172).
Le chaud est peut-être une qualité, mais la
chaleur est une énergie. La température n’est pas un symbole mais la mesure
(une longueur) d’un effet de la chaleur : la dilatation d’un métal. Bien
que n’étant pas une grandeur (j’apprends
que la température est une fonction d’état), elle permet de calculer.
Moyennant une constante qui assure la concordance numérique (en changeant
judicieusement d’unités, on peut supprimer la constante), mais aussi la
cohérence de l’équation aux dimensions, elle permet d’écrire
PV = RT, la loi des gaz parfaits. |
Donc la valeur, pour Hegel,
ce sera une quantité ♦, et cette quantité sera le transformé de la qualité qu’est l’usage. Je
souscris à cette formulation, et c’est pourquoi, ce que j’appelle l’usage propre étant une qualité,
je ne l’appellerai pas « valeur » d’usage. [ Bravo. Je l’ai dit aussi. Ça m’a assez énervé
ces « valeur d’échange » et « valeur d’usage », locutions
dénuées de sens ] Dans le vocabulaire que j’ai adopté, et dans la
perspective de Hegel, à l’usage d’échange correspond une quantité, et à l’usage
propre correspond une qualité. Or, ajoute Hegel, le nombre de l’usage d’échange
résulte de la transformation de la qualité de l’usage propre en quantité.
L’usage propre serait l’équivalent de la chaleur, l’usage d’échange celui de la
température. Il n’y aurait plus qu’à préciser comment ce nombre associé à
l’usage d’échange et que Hegel appelle valeur, engendrerait cet autre nombre
qu’on appelle le prix.
♦ La température n’est pas une quantité puisqu’elle
n’est pas une grandeur. C’est un simple nombre qui résulte des choix
arbitraires faits par Celsius. C’est pourquoi la constante de la formule
précédente est dotée de dimensions (énergie/mole/Kkelvin), comme toutes les
constantes de la physique. Plus exactement, reprenons l’exemple du boudin
(comme je le faisais dans ma lecture préparatoire d’Aristote), c’est la
longueur ou la masse du boudin qui permettent d’en vendre une quantité.
C’est seulement parce qu’un corps est doté de grandeurs (c’est à dire parce
qu’on peut associer des nombres à ce corps) que l’on peut en débiter des
quantités. Pas de grandeurs, pas de quantités. Le quantum d’action de
Planck s’exprime en erg.seconde. Que le boudin soit chaud ou
froid, n’intervient en rien (Some
like it hot, some like it cold). Cependant, il est plus facile de vendre
le boudin en phase solide qu’en phase liquide ou gazeuse (PV = RT
n’est vraie que pour les températures basses). Et là, la température
intervient. Mais elle n’intervient pas dans la quantité (Sauf si le boudin se
dilatait beaucoup ce qui permettrait la tricherie. Ainsi les mariniers
malhonnêtes chargent le blé sec et le déchargent humide, les camionneurs
malhonnêtes chargent leur citerne de bonne heure le matin et livrent à trois
heures de l’après midi. Ils ont recueilli dans un petit réservoir, pendant le
voyage, le trop plein dû à la dilatation du liquide transporté, cela parce
que le liquide qu’ils transportent a un coefficient de dilatation plus grand
que le métal de la citerne mais surtout parce que la citerne qui est une
surface se dilate comme le carré du diamètre tandis que le liquide qui est un
volume se dilate comme le cube du diamètre. C’est pourquoi aussi, un
instrument aussi simple qu’un thermomètre à mercure est doté d’un
amplificateur : le mercure dans le petit réservoir sphérique se dilate
comme le cube du diamètre avant de se ruer dans le capillaire dont le
diamètre est petit et constant. Pour augmenter la précision du thermomètre,
il suffit d’augmenter le diamètre du réservoir et d’allonger le capillaire.) |
Le concept de valeur chez
Hegel pourrait donc s’envisager dans la perspective que Duhem décrit : la
valeur serait au prix ce que la chaleur est à la température ♦. La seule difficulté alors,
c’est que dans le cas de la « valeur » et du « prix », le
problème se pose en termes exactement inverses. Dans le cas de la chaleur et de
la température, ce que le monde sensible impose aux sens, c’est l’existence du
phénomène qualitatif de la chaleur ♦♦. On a découvert à celle-ci un aspect
mesurable ♦♦♦ que l’on a appelé la température, et qui
reflète [ qui est lié et non pas qui
reflète, et lié par une proportion ] l’agitation des molécules que
l’on perçoit comme chaleur ♦♦♦♦ ; on a défini ensuite une
« métrique » ainsi qu’une unité pour la mesure (ce qui peut
d’ailleurs se faire de plusieurs manières, comme l’ont prouvé Celsius, Réaumur
et Fahrenheit). Dans le cas du prix, c’est au contraire le phénomène, tel qu’il
existe dans le monde sensible, qui est quantitatif en soi : le prix est
quantité ♦♦♦♦♦.
La seule chose que l’on puisse faire, c’est remonter alors vers la qualité dont
le prix serait le transformé en quantité. Autrement dit, tout se passe dans le
cas du prix et de la valeur, comme
si le monde sensible nous avait fait connaître la « température », et
que nous nous efforcions de déterminer quelle peut bien être la
« chaleur » correspondant à une température donnée. [ Là, l’analogie est bonne : correspondre
est le terme convenable. Il n’y a pas mesure de la chaleur, il y a
correspondance ou relation — une proportion : si la longueur de la
dilatation double, l’énergie double (pour les gaz parfaits) — avec la mesure de
la longueur d’une dilatation. ]
♦ Cette analogie ne me paraît pas heureuse pour les
raisons que j’ai exposées ci dessus. Il me semble qu’il serait préférable de
dire : l’or est au prix ce que me mercure est à la température.
Les grandeurs (les nombres) sont attachées aux deux corps métallique et
seulement aux deux corps métalliques, milligrammes et millimètres.
L’incrément longueur de la colonne de mercure dans le capillaire, incrément
qui est mesuré, n’intervient pas dans le nombre qu’est la température. La
preuve : dans un thermomètre au dixième de degré, le mercure parcourra,
pour un même incrément d’énergie indicé (et non mesuré), dix ou vingt
fois plus de chemin que dans un thermomètre au degré près, et encore plus
dans un thermomètre au vingtième. ♦♦ Le thermomètre n’indice
pas le chaud, il indice la chaleur, il indice l’énergie. La chaleur n’est pas
un phénomène qualitatif, le chaud, oui. De même qu’un spectre peut toujours
être associé à une couleur mais aucun spectre n’est jaune ou bleu et le jaune
ou le bleu ne sont pas des spectres. ♦♦♦ Pas tout à fait
exact : la pression et le volume sont parfaitement mesurables et
permettent de calculer l’énergie. La température n’est pas le seul aspect
mesurable. On utilise une propriété du mercure et de la chaleur pour indicer
des incréments de chaleur (plus ou moins chaud). Ce qu’on a découvert c’est
la relation qui existe entre la chaleur et la dilatation du mercure. Quelle
est cette relation ? C’est une proportion. Étant donné un certain
thermomètre, on aura toujours entre l’incrément de la quantité de chaleur dQ
et l’incrément de longueur dL du métal dans le capillaire la relation dQ = kdL et, Dieu soit loué : k
est une constante. On peut avoir confiance dans le thermomètre. D’ailleurs,
je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’une proportion avec l’énergie,
peut-être n’est-ce qu’une proportion avec le produit PV. Vérifions grâce à
l’équation aux dimensions : PV est le produit d’une pression et d’un
volume. Une pression est une force (dimension : MLT-2) qui s’exerce sur une
surface (dimension L2).
D’où MLT-2/ L2 = ML-1T-2. Donc du point de vue des
dimensions nous avons pour le produit PV (V volume de dimension L3) : (ML-1T-2)*L3 soit= ML2T-2 soit, exactement, la
dimension de l’énergie. Vérifions maintenant dans le dictionnaire la
dimension de la constante R : elle est exprimée en joules par moles par
degré Kelvin (K). Donc elle est de dimension x Énergie/mole/K (Comme
ici pour simplifier j’ai écrit la formule PV=nRT pour une seule mole
(n = 1) nous avons bien : pour le membre droit de
l’équation : RTkelvin :
(énergie/Kelvin)*Kelvin soit ÉNERGIE après simplification. La
température est donc proportionnelle à l’énergie (aux basses températures…
aux très très très très hautes (plusieurs milliards de degrés), selon le
Dr Petit, au laboratoire de Livermore, il y a création d’antimatière
suivie d’annihilation). Cependant, notez bien, la température n’est pas une
mesure de l’énergie. Pour cela elle devrait être la mesure du volume et la
mesure de la pression, ce qu’elle n’est pas. Elle est seulement
proportionnelle à l’énergie. Donc, elle aussi, la température, comme le prix
du boudin proportionnel à la longueur du boudin, semble respecter le théorème
de Lebesgue, mais cependant ce n’est pas une grandeur (du moins pas une
grandeur attachée à l’énergie, ni au volume, ni à la pression de même que le
prix n’est pas une grandeur attachée au boudin. Le nombre température est une
grandeur attachée à un cylindre capillaire de mercure : sa mesure est
une longueur. D’où l’analogie que j’ai faite ailleurs : l’or est comme
le mercure et le prix comme la température. Vous ne prendrez pas à main nue
une barre de fer dont la température est de 100° Celsius ; vous
n’achèterez pas un vison à cent mille francs si vous êtes fauché. Si vous
saisissez la barre, vous vous brûlez, si vous payez le vison avec un chèque
en bois, vous allez en prison. J’ajouterai : Walras, von Mises, Hayek et
Milton Friedman sont des enculés. ♦♦♦♦ Là, il y a une ambiguïté
sur l’emploi des mots : la chaleur (le chaud) de tous les jours n’est
pas la chaleur des physiciens ; pas plus que le jaune n’est un
rayonnement, le chaud de tous les jours n’est la chaleur des physiciens,
chaleur qui est aussi un rayonnement : de l’énergie cinétique est
dégradée, par choc, en rayonnement. Ensuite, ce n’est pas le mouvement mais
les chocs des molécules qui produisent de l’énergie. Les molécules pourraient
très bien s’agiter sans se rencontrer. Ainsi font les neutrons rapides et les
neutrinos. ♦♦♦♦♦ Je regrette, mais il est
impropre de dire que le prix est quantité (sinon une quantité d’argent). Le
prix est le sens d’une expression et le sens de cette expression,
condensée grâce à son contexte, est qu’il est possible d’échanger
telle marchandise contre telle quantité d’argent. Le prix est idée
d’une quantité d’argent et non pas quantité d’argent, hélas !
n’est-ce pas ? La preuve : prenez un lingot l’or d’un kilogramme
puis, en un dixième de seconde, faites le varier de un kilogramme à deux
milligrammes, voire zéro gramme, comme cela se produit tous les jours à L’argent, stricto sensu a été choisi parce
qu’une des grandeurs associée à cette « famille de corps » pour
parler comme Lebesgue, était déjà très facile à mesurer dans les temps
anciens : le poids. La balance est vieille comme le monde et très tôt
très précise. Comment les Grecs ont-ils trouvé expérimentalement la valeur de
pi ? En découpant dans de la tôle (de cuivre je suppose) ou par
moulage de bronze, une rondelle et un carré de même épaisseur, la rondelle
ayant pour diamètre la longueur du côté du carré. Puis ils pesèrent l’une et
l’autre. Ensuite ils cherchèrent la bonne fraction puisqu’ils ne
connaissaient pas encore les nombres décimaux qui sont, selon Lebesgue, ni
plus ni moins que le compte rendu exact et complet d’une opération de mesure,
menée grâce au théorème de Thalès qui permet des diviser un segment de droite
quelconque en un nombre quelconque de segments égaux, et grâce à la méthode
des graduations. Pour Lebesgue, le nombre, c’est ce qui est écrit sur la
papier au fur et à mesure de la mesure. Le vernier et la vis micrométrique
n’apparurent qu’au tout début du XIXe siècle ce qui permettait par la combinaison d’un vernier et d’un
tambour gradué commandant une vis micrométrique de construire des sextants
qui donnaient la demi seconde d’arc ! de beaux appareils en
laiton. Pour le calcul de pi, les poids employés pouvaient être
totalement arbitraires pourvu qu’ils fussent égaux et petits, comme du petit
plomb de chasse par exemple. Ensuite, il suffisait de compter les grains de
grenaille pour chaque pesée (les Grecs connaissaient-il la double
pesée ?) et on obtenait directement une fraction que l’on réduisait. L’invention de la monnaie,
il y a quatre mille ans, fut une idée de génie : il s’agissait de petits
bouts de métal pré-pesé. Il est possible que dans
l’usage courant le prix désigne indifféremment « ce qui est écrit sur
l’étiquette » et la quantité d’agent proprement dite, non plus décrite
sur l’étiquette mais telle qu’elle sera remise au vendeur si la vente a lieu.
Mais c’est une figure de rhétorique et surtout un tort. Vous ne buvez
pas vraiment un verre, vous ne portez pas un vison ou un castor encore
heureux quand ce n’est pas du veau — allusion à un numéro de Hara Kiri ou
figurait, nue (elle ne portait pas le moindre voile, celle-là), la
sculpturale miss Éva Vovor, ancienne danseuse du Crazy Horse, avec une
demi carcasse de veau sur l’épaule : elle portait du veau —, du moins je l’espère pour vous. Cela
explique, entre autre, pourquoi la question n’a pas avancé d’un pouce depuis
deux mille cinq cents ans, de même que l’on dit tous les jours dans le poste
« la technologie » qui est l’étude des techniques pour la technique
ou les techniques. Pourquoi se gêner, n’est-ce pas ? |
La question doit alors être
posée de l’intérêt qu’il y a ou non à postuler ici une variable cachée — qui mieux est,
qualitative — alors que le phénomène se présente dans les meilleurs termes pour
être appréhendé tel quel en vue de sa modélisation et du calcul à partir de
lui, étant d’emblée en-soi quantitatif. La raison qui pousse à supposer cette
variable cachée c’est, on s’en souvient, que le prix varie de manière
apparemment désordonnée, et en tout cas injustifiée : si la qualité
« valeur » fluctuait elle en tant que qualité et que l’on puisse
faire correspondre à ces variations qualitatives des variations quantitatives,
alors on aurait en effet expliqué la fluctuation du prix.
Le fait même qu’ait pu
s’introduire la pratique d’utiliser les expressions jumelles de valeur d’usage
et de valeur d’échange, indique où l’on est allé chercher la qualité qui fonderait
la valeur correspondant au prix : du côté de ce que j’ai appelé l’usage
propre. Le prix serait une évaluation quantitative de l’usage propre de la
chose échangée.
La voie qui a été empruntée
par les théories modernes de la valeur a été d’établir un lien entre l’usage
propre et l’usage d’échange, sous la forme d’un rapport entre l’usage d’échange
pour celui qui vend et l’usage propre pour celui qui dispose de la chose,
c’est-à-dire en réalité, pour le même, à savoir, pour celui qui vend. Cette
qualité qui réside dans l’usage propre pour celui qui est propriétaire de la
chose, on l’a appelée, bien entendu, l’utilité.
L’utilité d’une chose
susceptible d’être échangée est comparative, c’est un ordre de préséance
qu’elle possède par rapport aux autres choses échangeables, et cet ordre est à
la fois ordinal, c’est-à-dire qu’il désigne simplement un rang : telle
chose est préférable à telle autre, mais aussi cardinal, c’est-à-dire, à
proprement parler quantitatif : pour une somme X je peux me
procurer une quantité a de la marchandise P, une quantité b
de la marchandise Q, etc. Et ce qui est comparé par l’utilité, c’est le
caractère prioritaire pour un individu quelconque d’obtenir soit une quantité a
de la marchandise P, soit une quantité b de la marchandise Q,
etc ♦.
Ce qui est classé par lui, c’est l’usage « alternatif » de a P
et de b Q, etc. L’expression de l’utilité en tant qu’utilité
marginale, ne constitue de ce point de vue qu’un raffinement rendu possible par
le recours au calcul différentiel, raffinement abusif en l’occurrence puisque
le calcul différentiel n’a de signification que pour des variables continues,
ce qui n’est bien entendu le cas ni du prix ni des volumes de marchandises,
l’un et l’autre étant discrets (ils ont une unité de la variation la plus
petite possible ; par exemple le centime et le gramme). Comme l’écrit très
justement Clarke, « D’un point de vue technique, la révolution
marginaliste peut se définir comme une nouvelle méthode d’analyse économique
appliquant le calcul différentiel au problème de la détermination du
prix » (Clarke 1982 : 146).
♦ Les marchandises appartiennent à différentes familles
de corps, à ce titre leurs sont associées une ou plusieurs grandeurs. Quelles
qu’elles soient, elles sont d’une « certaine » quantité à laquelle
sont associées une ou plusieurs grandeurs : un kilogramme de
boudin, un mètre de boudin etc… Il en est de même pour l’or et l’argent. Une
tonne d’or, un mètre cube d’or etc… Mais il n’y aucun rapport entre la
quantité des marchandises et la quantité de monnaie, aucun rapport autre que
l’échange : le rapport entre une quantité de marchandise et une quantité
d’argent n’est pas une mesure, le seul rapport c’est l’échange. Une
quantité d’une marchandise et une quantité d’argent ne sont pas liées par une
mesure mais par une institution. La valeur est la mention d’une quantité
d’argent. La valeur est la mention d’un échange possible. C’est l’échange
lui-même qui décidera, s’il a lieu, si la proposition « un mètre de
boudin s’échange contre trois francs » dénote le vrai ou dénote le faux. |
L’explication de la valeur
comme fonction de l’utilité rencontre immédiatement une difficulté : pour
qu’un individu puisse procéder au classement sous-jacent, il faut que les prix
lui soient déjà connus. L’utilité permet de définir les priorités des individus
isolés, et l’agrégation des utilités sur des collections d’individus déterminera
un ensemble de priorités collectives. C’est là qu’un nouveau mécanisme intervient : les
priorités collectives déterminent une demande à laquelle des entrepreneurs à la
recherche d’un profit pourront répondre par une production débouchant sur une offre.
Et pour chaque bien, le prix s’établira alors à la rencontre de l’offre et de
la demande. Ces prix pourront être pris en compte par les individus dans le
calcul de leur utilité individuelle et le mécanisme se stabilisera finalement autour d’un
ensemble de prix d’équilibre.
Le raisonnement est a priori
circulaire, puisque le calcul de l’utilité suppose l’existence de prix qu’il
est censé déterminer. Il est toutefois possible d’échapper à la circularité
dans la mesure où des situations d’« équilibre » vont se créer. De
nouvelles difficultés apparaissent cependant. Premièrement, ce que la rencontre
de l’offre et de la demande détermine, c’est un prix et non une valeur ♦, comme l’écrit Alain Samuelson (reproduisant le raisonnement d’Adam
Smith) : « … c’est le jeu de la
concurrence qui fait graviter le prix autour du prix naturel, mais la loi de
l’offre et de la demande gouverne uniquement le prix du marché (…), le prix
naturel ne dépend pas du tout du marché, mais de la valeur des services des
facteurs de production » (Samuelson
1985 : 55), et l’on ne comprend plus dans ces conditions quel rôle
jouerait encore la valeur. Deuxièmement, de la manière dont le mécanisme est décrit,
rien n’oblige le prix à s’établir à un niveau plutôt qu’à un autre ; en
particulier, pourquoi ne s’établirait-il pas à des niveaux trop élevés pour que
les acheteurs puissent acheter, ou à des niveaux trop faibles pour que les
vendeurs trouvent profit à vendre ? [5]
♦ Les deux mon
capitaine : la modification du prix est nécessairement la modification
de la mention du prix. Autrement dit, le prix consiste dans sa mention et surtout
dans la lecture de la mention, jamais nommée dans la science économique qui,
voulant singer les sciences de la nature, prétend aussi supprimer
l’observateur. Comment cela serait-il possible ici étant donné que
l’établissement du prix suppose l’intervention d’une masse d’observateurs. |
Pour résoudre cette dernière
difficulté, des facteurs explicatifs supplémentaires doivent être introduits.
Partons du vendeur : pour qu’il ait intérêt à produire, il faut qu’il
puisse vendre ensuite avec profit, ce qui veut dire qu’il faut que le prix de
vente soit plus élevé que les coûts de production ♦. Ceux-ci comprennent outre les salaires, les éventuels coûts de
production et profits d’autres entrepreneurs si les produits qu’il transforme
sont déjà eux-mêmes manufacturés, et les rentes obtenues par les propriétaires
des matières premières. Si l’on considère maintenant l’acheteur, pour qu’il
puisse acheter il faut qu’il dispose du minimum nécessaire pour le faire,
c’est-à-dire, s’il est salarié que son salaire soit au moins l’équivalent d’un
salaire de subsistance. Pour cela, il faut bien entendu que les entrepreneurs
paient à leurs salariés, des salaires qui atteignent au moins le niveau de la
subsistance (cf. sur cette question Jorion
1990 : 79-86).
Mais de quelle manière ces
différents facteurs sont-ils alors articulés ? Les opinions varient selon
les auteurs. Ainsi chez Jevons :
Les
coûts de production déterminent l’offre,
L’offre détermine le degré ultime d’utilité,
Le degré ultime d’utilité détermine la valeur.
Alors que chez Marshall :
L’utilité
détermine le volume de l’offre,
Le volume de l’offre détermine les coûts de production,
Les coûts de production déterminent la valeur (Dobb
1973 : 184-185).
Quoi qu’il en soit, les
déterminations réciproques de ces divers facteurs contribuent à restreindre
considérablement les fluctuations possibles du prix au point de rencontre de
l’offre et de la demande : celui-ci est en effet contraint de manière
telle que globalement, il assure au salarié au moins un salaire de subsistance,
au propriétaire une rente et à l’entrepreneur un profit. Parvenu à ce point,
plus rien ne s’oppose alors à ce que l’on développe une théorie additive du
prix qui voit en celui-ci la somme de la rente, des salaires (de subsistance)
et du profit. C’est très exactement d’ailleurs la conclusion à laquelle
parvint, comme nous allons le voir, Adam Smith.
Dans la conception classique
de l’« économie politique », à la rente, au salaire et au profit
correspondent trois conditions, ou trois états selon l’expression d’ancien
régime. Les propriétaires obtiennent la rente, les industriels obtiennent le
profit, et les salariés obtiennent le salaire. Comme il n’est de l’intérêt ni
des propriétaires, ni des industriels que les salariés obtiennent davantage que
le salaire de subsistance puisqu’ils se partagent entre eux la différence entre
les prix et les salaires de subsistance, les travailleurs n’obtiendront de
salaires plus élevés que par la revendication uniquement. Quant à la
répartition de ce qui dans le prix dépasse le coût des salaires, seul le
rapport de force entre propriétaires et industriels décide de ce qui revient
aux premiers comme rente et aux seconds comme profit. Comme l’écrit Ricardo
dans une lettre à McCulloch (13 juin 1820) : « les grandes questions concernant la rente, les
salaires et les profits doivent être résolues à partir des proportions dans
lesquelles le produit total est réparti entre les propriétaires fonciers, les
capitalistes et les travailleurs » (Works, VIII :
Ce qui apparaît là est en
réalité le coeur du problème, et il n’est pas étonnant que la tentation ait
existé, dès l’instant où l’on s’est mis à parler de la valeur, de l’estimer en
termes de temps de travail. Les exégètes d’Adam Smith sont partagés sur la
question de savoir si sa théorie de la valeur est fondée sur le principe
additif : salaires + rentes + profits, ou sur le temps de travail. La
raison en est simple, Smith lui-même hésite sur le sujet. Il affirme d’une
part : « C’est pourquoi, le travail
seul, ne variant jamais dans sa propre valeur, est le seul et l’ultime étalon
grâce auquel la valeur de toutes les marchandises peut en tout temps et en tout
lieu être estimée et comparée. C’est leur prix réel : l’argent n’est que
leur prix nominal » (Smith 1976
[1776] : 51). Et encore, « C’est
pourquoi, le travail, cela apparaît de manière évidente, est la seule mesure
universelle, de même que la seule mesure exacte de la valeur, ou le seul étalon
grâce auquel nous pouvons comparer les valeurs des différentes marchandises en
tout temps et en tout lieu » (ibid. 54).
On ne pourrait être plus
clair. Ceci n’empêche toutefois pas Smith de proposer une explication additive
de la valeur un peu plus loin dans le même ouvrage : « Lorsque le prix d’une marchandise n’est ni plus ni
moins que ce qui suffit à payer la rente de la terre, les salaires de la force
de travail et les profits du capital utilisés à la produire, la préparer et la
conduire au marché, selon leurs taux naturels, la marchandise est alors vendue
pour ce que l’on peut appeler son prix naturel » (ibid. 72).
(On notera que le mot « valeur » est absent de ce passage : seul
le mot « prix » y figure).
La raison de l’hésitation de
Smith, c’est qu’il est très difficile de comparer des temps de travail en
raison des différences qualitatives qu’ils peuvent présenter : « Mais bien que le travail soit la mesure réelle de la
valeur d’échange de toutes les marchandises, ce n’est pas par lui que leur
valeur est communément estimée. Il est souvent difficile de déterminer de
manière certaine la proportion entre deux quantités de travail différentes. Le
temps passé à deux sortes différentes de travail ne déterminera pas toujours
seul cette proportion. Les différents degrés de pénibilité rencontrés, et de
l’ingéniosité exercée, doivent être également pris en compte. Il se peut qu’il
y ait davantage de labeur dans une heure de travail pénible que dans deux heures
d’une occupation aisée ; ou dans une heure d’application à un métier dont
il coûte dix ans de travail pour l’apprendre, que dans un mois d’activité dans
un emploi ordinaire et allant de soi » (ibid. 48).
La conclusion est
évidente : le noeud de la question de la valeur se trouve pour Adam Smith
dans les qualités différentes de quantités de travail équivalentes. Il ne voit
cependant pas sur quelle base on pourrait les comparer. Il invoque la
pénibilité, l’ingéniosité, l’éducation, comme autant de facteurs qui rendent la
comparaison malaisée. Ce qu’il écrit par ailleurs prouve cependant qu’il
n’ignore nullement que le travail pénible n’est pas rémunéré davantage que ce
qu’il appelle « une occupation aisée », et qu’en réalité c’est
l’inverse qui est vrai. Les considérations ne manquent pas cependant chez lui
qui soulignent l’influence sur les prix du statut réciproque des parties en
présence. Par exemple, « La rente de la
terre, donc, considérée comme le prix payé pour l’usage de la terre, est
naturellement un prix de monopole. Elle n’est pas du tout proportionnelle à ce
que le propriétaire peut avoir investi dans l’amendement des terres ni à ce
qu’il peut se permettre d’exiger, mais à ce que le fermier est à même de donner »
(ibid. 161). Et aussi : « Ce qu’est
le salaire commun du travail dépend partout du contrat habituellement conclu
entre les parties, dont les intérêts ne sont en aucune manière les mêmes. Les
travailleurs désirent recevoir autant que possible, et les maîtres donner aussi
peu que possible. Les premiers sont disposés à s’associer pour qu’augmente le
salaire du travail, les seconds pour qu’il baisse. Il n’est pas difficile
cependant de prédire laquelle de ces deux parties l’emportera ordinairement
dans la contestation, et forcera l’autre à se soumettre aux termes qu’elle veut
imposer. Les maîtres, étant moins nombreux, peuvent s’entendre plus
facilement ; et la loi, d’ailleurs, autorise, ou du moins n’interdit pas
leur association, alors qu’elle interdit celle des ouvriers. Il n’existe pas d’actes
du parlement contre l’entente en vue de diminuer le prix du travail ; mais
plusieurs contre l’association en vue de le faire croître »
(ibid. 83-84).
Si Smith avait rapproché
cette réflexion sur le rapport des qualités différentes d’une unité de temps de
travail pour les différents conditions, de ce qu’on appellera plus tard
« classes », il aurait retrouvé les termes de la théorie
aristotélicienne du prix comme « proportion diagonale » des statuts
réciproques (cf. Jorion 1992) qui, dans son
extension à l’économie contemporaine débouche sur l’équation suivante :
l’abondance ou la rareté des personnes au sein de leur condition contribue à
définir le risque de crédit qu’elles constituent pour autrui, à quoi s’ajoute
la dangerosité des activités exercées et l’irrégularité de celles-ci, le risque
global des personnes déterminant alors leur statut, le statut réciproque des
personnes s’ajoute aux conditions générales de l’allocation de la rente, du
profit et des salaires pour definir le prix des biens qu’elles échangent
(l’argument est entièrement développé dans Jorion
1995).
Revenons à Hegel. Qu’il
s’agisse de l’écrit de jeunesse qu’est la dissertation sur L’orbite des
planètes (1801) ou de
Ni le retour au point de
départ, ni l’effacement de la dette ne font disparaître dans l’espace humain
leur existence passée. On sait pourquoi le contre-don n’efface pas le
don : c’est parce que doit s’écouler entre eux, un certain temps. Vouloir
nier l’existence de ce temps nécessaire à la réalité du don, en retournant
aussitôt un présent équivalent, c’est refuser le pouvoir qui est inscrit dans
le temps : c’est pour l’obligé, imposer le fait de son égalité au
donataire, donc l’offenser, puisque le don a été opéré en raison de sa capacité
à modifier le rapport de force entre les parties (voir Jorion 1995). On peut
penser aussi, en rapport avec une actualité relativement récente, à l’hypothèse
de Jacques Benveniste relative à la « mémoire de l’eau ». Rappelons
que la présence passée de molécules d’une certaine substance laisserait son
empreinte dans l’eau qui les contint autrefois, alors même que cette substance
est aujourd’hui entièrement absente du liquide. Indépendamment de la réalité ou
non du phénomène, on voit bien comment il serait possible de le conceptualiser
dans la perspective ouverte par Hegel, comme « trace », c’est-à-dire
comme absence positive : comme une absence qui n’est pas simple manque
mais l’absence qui a succédé dans le temps à une présence effective.
Il y a quatorze ans, dans
Logique hégélienne et systèmes économiques (1984), Henri Denis a repris la
réflexion hégélienne contenue dans la théorie de la mesure. Cette dernière
étant en réalité un développement — tenant compte des enseignements intervenus
entre-temps en chimie — de la théorie de la proportion, telle qu’on la trouve
chez Aristote, qui l’avait lui-même empruntée à son contemporain Eudoxe (voir Jorion 1992). Denis écrit ceci : « Il existe […] une relation, exprimable par un nombre
que Hegel nomme, suivant l’usage du temps, « exposant du rapport »,
entre deux choses ayant des qualités différentes, celle qui communique la
chaleur et celle qui la reçoit. Chacune des deux choses possède une
« chaleur spécifique » et le résultat de leur contact dépend de ces
« chaleurs spécifiques ». On est ici en présence d’une mesure qui est
« un rapport de deux qualités qui sont elles-mêmes des
mesures » ; cette nouvelle mesure est donnée par le quotient des deux
chaleurs spécifiques » (Denis
1984 : 63).
Élaborant à partir de là,
Denis développe une théorie de la valeur qui lui semble dans la ligne de ce que
Hegel avance dans sa théorie de la mesure : « Dire
que la valeur d’échange est l’essence de toutes les marchandises, c’est donc
simplement dire que, dans l’échange, leurs valeurs d’usage sont niées. (…) si,
en un sens, il est bien vrai qu’il n’y a rien dans la valeur d’échange, on ne
peut pas dire qu’elle « ne désigne rien ». Elle désigne le fait que
l’utilité de la marchandise est niée ; cela n’est pas « rien »
car en parlant de la valeur d’échange du bien, on dit que celle-ci relève d’un
domaine autre que celui des appréciations portées sur les objets par les
individus en raison de leur utilité ; on dit donc que la marchandise
appartient au domaine des choses sociales, puisque sa valeur d’échange s’impose
à tous les individus. En face du côté particulier du bien, qui est sa valeur
d’usage, on pose donc son côté universel ou général »
(ibid. 77).
Et Denis reproche à Marx de
n’avoir pas aperçu ce que serait une théorie de la valeur proprement hégélienne :
« Si Marx, se débarrassant de l’héritage
ricardien [7],
parvenait à y voir clair dans sa propre pensée, et s’il n’était pas hanté par
la crainte (…) de passer pour un disciple pur et simple de Hegel, il dirait que
la valeur d’échange est une essence universelle dont la manifestation
phénoménale, le prix, est rendue possible par l’utilisation d’une
représentation symbolique, la monnaie » (ibid. 85).
En fait ce que Denis
retrouve là, ce n’est pas une conception hégélienne de la valeur, c’est sa
conception au titre d’idée platonicienne telle que je l’ai examinée pour
commencer, et que l’on pourrait aussi bien considérer comme une conception de la
valeur a priori tant elle s’inscrit dans la perspective classique des débuts de
la science moderne, à savoir,
1.
le
prix est l’expression phénoménale de la valeur d’échange,
2.
la
valeur d’échange est une fonction de la valeur d’usage — même si c’est, comme il
est dit ici, sous la forme triviale de sa négation.
En réalité, ce qu’il
faudrait envisager comme « « exposant du rapport », entre deux
choses ayant des qualités différentes », c’est le rapport qui existe entre
les différentes conditions qui constituent l’édifice social et la qualité
propre du temps de travail pour chacun d’elles. Comme la lecture de Smith nous
l’a fait comprendre, chacun de ces temps a une qualité qui lui est particulière
à l’intérieur de la structure sociale, un quantum spécifique, et c’est leur
rapport qui correspond en réalité à l’exposant du rapport de Hegel. Le prix du
temps (et pas seulement du temps de travail, mais du temps tout court) exprime
le statut, c’est-à-dire le pouvoir — pouvoir de commandement dans les termes
d’Adam Smith — dans la structure sociale. Il convient de citer ce dernier à ce
propos : « Chaque homme est riche ou
pauvre selon le degré dans lequel il peut se permettre de profiter des
nécessités, des conforts et des amusements de la vie humaine. Mais une fois que
la division du travail s’est complètement opérée, il n’est qu’une très petite
partie de ceux-ci auxquels il peut accéder par son propre travail. Il doit
obtenir la majeure partie de ceux-ci du travail d’autres hommes et il sera
riche ou pauvre selon la quantité de ce travail qu’il peut commander, ou qu’il
peut se permettre d’acheter. C’est pourquoi pour la personne qui la possède, la
valeur de toute marchandise qu’il n’entend pas utiliser ou consommer lui-même
mais échanger pour d’autres marchandises, est égale à la quantité de travail
qu’elle l’autorise à acheter ou à commander. […] Ce que chaque chose vaut
réellement pour l’homme qui l’a acquise, et qui veut s’en défaire ou l’échanger
pour quelque chose d’autre, sont la peine et l’embarras qu’il peut s’épargner,
et qu’il peut imposer à d’autres. […] « La richesse », a dit
Mr. Hobbes, « est pouvoir ». Mais la personne qui, soit
acquiert, soit hérite d’une grande fortune, n’acquiert pas nécessairement ou
n’hérite pas nécessairement d’un pouvoir politique, qu’il soit civil ou
militaire. Sa fortune lui fournira peut-être les moyens de les acquérir tous
deux, mais la simple possession de la fortune ne lui procurera nécessairement
ni l’un ni l’autre. Le pouvoir que cette possession lui procure immédiatement
et directement, c’est le pouvoir d’acheter : un certain commandement sur
toute la force de travail, sur tous les produits du travail qui se trouvent
alors sur le marché. Sa fortune est élevée ou médiocre dans la proportion même
de l’étendue de ce pouvoir ; ou de la quantité, soit du travail d’autres
hommes, soit — ce qui est la même chose — du produit du travail d’autres
hommes, qu’elle lui permet d’acheter ou de commander. La valeur d’échange de
chaque chose doit toujours être exactement égale à l’étendue de ce pouvoir
qu’elle procure à son propriétaire » (Smith
1976 [1776] : 47-48).
Adam Smith met en évidence
l’équivalence sur le plan économique du double sens du verbe
« commander » : commander au sens du commandement et commander
au sens de la commande. Précisément ce que Bourdieu a exprimé plus récemment
comme la dialectique du « capital symbolique » et du « capital
économique », mettant en évidence à cette occasion les principes qui
règlent la conversion toujours possible de l’un dans l’autre (Bourdieu 1980,
chapitre 7). Soit ce que la sagesse populaire exprime à sa façon quand elle
affirme qu’« On ne prête qu’aux riches », et qui en termes
d’inaliénabilité signifie que la richesse fait toujours retour et sous une
forme augmentée par ce pouvoir de commandement évoqué par Smith :
l’accroissement étant ce qui s’appelle l’intérêt. L’intérêt qui s’obtient sur
un capital prêté ne révèle-t-il pas précisément que la richesse possède un
droit de suite [8], non seulement sur le
principal mais aussi sur la richesse induite dont une part reviendra comme
intérêt ; le pouvoir de commandement ayant permis que l’inaliénabilité
« contamine » tout ce qui a pu être commandé par la richesse dont on
a pu disposer [9] ?
On doit s’étonner que
l’analyse de la richesse en termes de commandement ne fasse pas partie des
éléments pourtant nombreux que Marx retint du système de l’économiste écossais.
La remarque d’Alain Caillé que « Marx (…)
radicalisera l’image de l’indépendance absolue de l’ordre économique par
rapport à son contexte social » (Caillé
1986 : 244), semble à ce propos tout à fait judicieuse. L’absence du
commandement en tant que pouvoir d’inaliénabilité de la richesse est sans doute
le regrettable tribut payé par Marx à la méconnaissance, pour bâtir l’utopie
d’une « société sans classes ».
La seule chose qui soit
authentiquement rare pour des êtres mortels, c’est en effet le temps, dont
chacun dispose de manière égalitaire et pour une durée imprévisible. Ceci dit,
la possibilité existe pour chacun d’améliorer la qualité du temps dont il
dispose en accédant au temps des autres et en le subordonnant ainsi au sien
propre. Il est possible de reprendre le concept d’aliénation dans cette
perspective, en le redéfinissant à partir de la notion de commandement chez
Smith : l’aliénation d’une personne est la mesure du commandement qu’elle
subit de la part d’autres personnes, autrement dit, c’est la mesure dans
laquelle l’emploi de son temps est subordonné à l’emploi du temps de ces autres
personnes.
Celui qui peut imposer à
autrui qu’il lui donne de son temps, celui-là le domine dans les relations
sociales. La richesse est le moyen qui permet d’obtenir cela.
Il a dû exister une époque,
il y a bien longtemps, où le prix était stable, où le prix restait constant
bien que rien n’exigeât qu’il en fût ainsi. La raison devait être qu’à cette
époque les structures sociales étaient rigides et ne se modifiaient qu’à peine
à l’échelle de temps que représente une vie humaine (il en était ainsi dans les
colonies grecques où les prix étaient fixés par accord diplomatique entre
colonisateur et représentants des populations locales ; cf. Polanyi 1968
[1957] : 105) A des époques plus récentes, le prix a concrétisé sa disposition
à varier quand les structures sociales devinrent plus fluides.
Dès lors, un niveau de prix
reflète le rapport de force actuel des vendeurs et des acheteurs. S’il s’agit,
par exemple, de pêcheurs et de mareyeurs, les prix varieront à peine
(l’argument est développé dans Jorion 1990) mais s’il s’agit des marchés de
futurs financiers où, en quelques secondes, les vendeurs peuvent se transformer
en acheteurs, et les acheteurs en vendeurs, les prix seront soumis à des
mouvements rapides et souvent de grande amplitude en fonction d’un mécanisme
simple : la rétroaction dans les comportements des êtres humains les uns
vis-à-vis des autres (Jorion
Il existe une analogie quasi
parfaite de la formation des prix, celle du « tir à la corde » :
le prix se déplace comme le milieu de la corde par rapport à la ligne tracée au
sol pour séparer les équipes. Le degré selon lequel le prix varie sur un marché
particulier dépend du renfort et des remplacements autorisés dans les deux
camps que sont les acheteurs et les vendeurs. Ce qui est remarquable, c’est que
si la formation du prix est analysée comme l’analogue d’un tir à la corde,
alors, par une alchimie inattendue, la théorie économique se reconstruit d’une
manière entièrement différente de ce qu’elle est aujourd’hui, se libérant du
même coup des impasses de la science économique contemporaine. La théorie qui
apparaît à la place est à ce point différente de la science économique qu’il
serait tentant, pour être plus explicite, de l’appeler d’un nouveau nom, la « physique
du prix », par exemple, ou la « physique sociale du prix ». Son
principe est celui-ci : le fait que les marchandises ont des prix
différents et qui varient dans le temps, est le moyen permettant que la
richesse sous forme d’argent soit constamment redistribuée dans une société de
manière à ce que se reproduise — à peu de choses près — le rapport de force
relatif entre les conditions ou classes sociales au sein desquelles se
répartissent les personnes.
En fait, ce que Lapidus
appelle « le détour de valeur » (1986), n’est rien de plus en effet
qu’un très long détour, puisque quelle que soit la voie que l’on suive, l’on en
revient au bout du compte au prix déterminé par le statut réciproque des
acheteurs et des vendeurs, c’est-à-dire à la théorie du prix comme proportion
chez Aristote (objet de Jorion 1992 et de Jorion 1995).
Revenons brièvement sur ce
qui pourrait apparaître cependant comme une objection majeure à ma thèse :
le cas, après tout convaincant, présentés plus haut qui faisait apparaître un
écart « évident » entre valeur et prix, celui de la ville assiégée où
se développe un marché noir. En réalité, le phénomène rapporté n’était pas
réellement celui d’un écart se creusant entre valeur et prix : ce qui
s’est modifié de manière dramatique, c’est le statut social relatif du vendeur
et de l’acheteur potentiel. Le statut social du citadin, prisonnier d’une ville
assiégée, s’est considérablement amoindri, alors que celui du trafiquant s’est
considérablement renforcé, et ceci quelqu’ait été sa condition sociale dans la
période qui précéda la guerre. Le fait que dans son village d’origine il lui
faille continuer de vendre ses oeufs ou son pain au même prix modeste qu’avant,
souligne que le concept de valeur demeure d’un piètre secours dans la
détermination du prix. Ce n’est pas en effet, que son retour au village
rapproche par quelqu’enchantement le prix des marchandises du niveau que
définit leur valeur, c’est plus simplement que le rapport de force entre le
trafiquant et ses co-villageois demeure dans le contexte du village exactement
ce qu’il était ante bellum. Ce n’est pas donc que les oeufs étant rares, leur
prix se voie multiplier d’un coefficient astronomique [10], c’est que le paysan est devenu, dans le contexte de l’économie de
guerre et en ville, un personnage beaucoup plus considérable que le bourgeois.
Ce n’est pas que le paysan ait soudain acquis le prestige de l’oeuf, c’est que
le prix de l’oeuf reflète désormais le statut nouvellement acquis du paysan par
rapport au citadin. La question du manque de liquidité peut être abordée dans
une perspective similaire : s’il ne reste, par exemple, qu’un seul
vendeur, il fera sentir aux acheteurs potentiels dans quelle mesure précise le
rapport de force entre eux s’est modifié du fait de circonstances nouvellement
apparues, en fixant son offre aussi haut qu’il lui semblera possible.
Que reste-t-il alors de la
valeur ? En fait l’hypothèse de Hegel relative à la valeur comme
transformation du qualitatif en quantitatif n’a jamais été prise au
sérieux : ce que les économistes sont allés débusquer derrière le prix,
c’est une multitude d’autres dimensions quantitatives. La notion de calcul de
l’utilité découle du raisonnement régressif suivant : la nature
indiscutablement quantitative du prix est la conséquence d’une série
d’enchaînements causaux articulant un ensemble de mécanismes eux-mêmes
quantitatifs. Le prix résulte de la rencontre des quantités que sont l’offre et
la demande. Ces quantités sont elles-mêmes la conséquence de la mise en
présence d’autres quantités que sont l’utilité pour le vendeur et pour l’acheteur.
Ceux-ci éprouvent des besoins divers entre lesquels ils peuvent établir des
priorités en fonction d’un calcul de l’utilité purement quantitatif.
C’est là ignorer que le prix
pourrait être quantitatif sans pour autant que la chaîne causale de sa détermination
soit elle-même quantitative : il pourrait, par exemple, être un effet de
frontière entre des éléments qualitatifs en conflit, et représenter ainsi
l’émergence de la quantité au sein de phénomènes sinon purement qualitatifs.
Mais il se peut aussi que sa détermination immédiate soit elle aussi
quantitative mais sans impliquer la régression que suppose le calcul de
l’utilité : par exemple, parce qu’il exprimerait le rapport de force
existant ponctuellement entre un groupe de vendeurs et un groupe d’acheteurs.
Le rapport de force immédiat, instantané, entre ceux-ci, viendrait alors
s’inscrire au sein d’un rapport de force global qui déterminerait les limites
de variation du prix que les transactions qu’ils contractent entre eux
pourraient entraîner. Imaginons des acheteurs et des vendeurs de florins
néérlandais et de dollars australiens sur le marché interbancaire des
devises : le défaut de vendeurs ou d’acheteurs va déterminer un rapport de
force local et momentané qui va jouer en faveur des uns ou en faveur des
autres, mais seulement à l’intérieur d’un rapport de force global que l’on peut
définir comme celui du rapport actuel de la puissance économique des Pays-Bas
par rapport à la puissance économique de l’Australie et que la courbe des taux
d’intérêt domestique reflète et sanctionne.
Ce à quoi renvoie donc toute
utilisation du mot valeur, c’est à une théorie implicite du prix bien
spécifique : comme le prix varie, il faut lui découvrir une objectivité, et
l’on situe celle-ci dans le rapport qui existerait entre l’usage et l’échange.
Cette objectivité a une double composante, une dé-subjectivation qui s’opère
par l’occultation des sujets humains qui créent les prix à l’occasion de leurs
transactions, et une transcendance du monde sensible en
Réalité-Objective :
1. dans la conception objective
du prix, le nombre des vendeurs par rapport aux acheteurs, constitutif du prix,
est objectivé (donc « dé-subjectivé ») en quantités de biens offerts
et de biens demandés. L’objectivation a lieu par l’occultation des sujets
humains.
2. le prix est la réalisation
dans le monde sensible de la valeur telle que celle-ci existe dans
La double composante de
l’objectivité conduit donc à ce qu’il y ait surdétermination (duplication) de
l’explication dans la mesure où le prix est censé être à la fois,
1. prix objectif :
confluence (phénoménale) de l’offre (phénoménale) et de la demande
(phénoménale), elles-mêmes objectivations des volumes traités par des vendeurs
et des acheteurs, et
2. approximation de la
valeur : manifestation phénoménale, c’est-à-dire dans le monde sensible,
de
Pourquoi la science
économique s’est elle d’abord éloignée de l’homme pour devoir — comme nous
venons de le voir — s’en rapprocher aujourd’hui ? Parce qu’elle s’est
constituée par un processus classique dans l’histoire de toute science :
l’objectivation, qui a conduit à négliger certains facteurs cruciaux dans la
genèse des processus économiques, facteurs qui reviennent aujourd’hui au centre
de l’attention, tout comme le refoulé dans la vie individuelle, dont Freud a
montré qu’il faisait toujours retour, le plus souvent de manière très
inconfortable.
L’objectivation, c’est la
mise entre parenthèses progressive de l’ensemble de ces éléments qui font qu’il
est toujours difficile de produire une science dont l’homme est l’objet, ou est
lié à cet objet de manière intime. Parce que la science a ses règles quand il
s’agit de décrire des comportements et qu’il existe des règles plus anciennes
et d’une autre nature quand il s’agit de parler du comportement des hommes, et
que ces deux types de règles sont apparemment contradictoires.
Un autre difficulté est liée
à l’habitude d’envisager l’action des hommes telle qu’elle est conçue par
eux-mêmes dans la perspective de la liberté qu’ils se reconnaissent de poser
tel acte ou de ne pas le poser, alors que la science a pris l’habitude
d’envisager les choses dans la perspective du déterminisme : la
possibilité décrite par Laplace de déduire entièrement et exactement l’état du
monde à un moment futur par la connaissance que l’on a du présent. La liberté
humaine semble ruiner cet espoir.
L’objectivation vise donc à
éliminer ces aspects subjectifs (qui font intervenir des sujets humains, en
contradiction avec les habitudes de la science) que sont les raisons que les
hommes se donnent, et le libre-arbitre qu’ils conçoivent comme étant le leur.
La solution de la difficulté
méthodologique liée au libre-arbitre fut découverte par Durkheim lorsqu’il
étudia le suicide : la liberté humaine peut être appréhendée dans la
régularité qui apparaît lorsqu’elle est envisagée sous son aspect collectif,
dans la quasi-constance que révèlent les statistiques. Quelle que soit
l’étendue de la liberté qui intervient dans la décision de s’ôter la vie, une
proportion de la population à peu près constante prend chaque année une telle
décision. Rien ne s’oppose donc à ce que l’explication concilie
l’inéluctabilité du monde physique et la liberté des hommes.
Il existe cependant un autre
aspect de l’objectivation sur lequel l’approche sociologique et l’approche
économique se sont engagées différemment, il s’agit de ce qu’on pourrait
appeler l’espace de modélisation qu’elles se sont données. La sociologie se
contente souvent de décrire le monde empirique, le monde « sensible »
de tous les jours, là où la science économique voudra parler de
Or, le moment est peut-être
venu de l’affirmer et de tirer toutes les conséquences de cette
affirmation : nul n’a jamais vu
Car le problème qui se pose
une fois inventées les catégories de « Réalité-Objective »,
d’« Utilité » ou de « Valeur », c’est que l’on oublie au
cours des siècles qui suivent qu’il s’agissait d’outils d’analyse, et l’on en
vient à croire qu’il s’agit au contraire des mots qui renvoient à une réalité
plus authentique que celle du monde empirique — qui n’en constituerait lui-même
qu’une version approximative. C’est ce qu’on peut appeler « l’illusion
platonicienne », puisque c’est exactement l’erreur que fit Platon
lorsqu’il conçut le monde des idées. Pour lui, les triangles du monde où nous
vivons n’étaient que des versions approchées de l’idée (parfaite) du triangle,
alors qu’au contraire, ce sont les hommes qui ont conçu l’idée du triangle à
partir des formes triangulaires qu’ils pouvaient observer.
Le désir humain serait
l’expression imparfaite de l’Utilité, le prix, une version approximative de
Bien sûr le mécanisme réel
de la formation des prix pourra toujours être modélisé (plus ou moins
adéquatement), mais il s’agit avant tout d’un mécanisme humain dont des sujets
déterminés à la fois par leur psychologie et par les groupes sociaux dont ils
font partie constituent le fondement, la réalité profonde. Si des règles
peuvent être abstraites de cette réalité, elles doivent tenir compte de ces
sujets et non se contenter, par exemple, de faire se croiser les courbes
abstraites de l’Offre et de
Comme je tente de le
démontrer depuis plusieurs années en empruntant mes illustrations empiriques
aussi bien au domaine de la pêche (Jorion 1990)
qu’à celui de la finance (Jorion 1994 b), le prix
est en réalité un « phénomène de bord » qui apparaît à la frontière
des rapports qu’entretiennent les diverses « conditions » auxquelles
appartiennent les personnes, et qui font que les unes tirent une rente de l’accès
qu’elles ont à certaines ressources, d’autres réalisent un profit en revendant
des marchandises plus chères que ce qu’elles leur ont coûté, et que d’autres
enfin, louent contre un salaire le temps qu’elles peuvent consacrer à
travailler. A ce titre, le prix reflète sur un mode immédiatement quantitatif
le rapport de force qu’entretiennent vendeurs et acheteurs en tant que membres
(ou simples représentants) des conditions qui constituent l’ordre social. Le
concept de valeur est en conséquence, parfaitement inutile dans l’explication.
La formation des prix en
permettant au plus riche de payer moins cher et en forçant le plus pauvre à
payer davantage pour les mêmes marchandises (cf Jorion
1995) contribue à reproduire l’ordre social tel quel et le renforce ainsi
davantage dans son état présent. Toute théorie de la formation du prix qui
parvient à éviter les écueils de l’objectivisme est donc à la fois et
automatiquement une théorie de l’ordre économique et de l’ordre social [11] .
Une illustration de cette
théorie : « Le
prix et la “valeur” d’une action boursière »
Aristote. 1932. Le
Politique in Aristotle XXI. Trad. H. Rackham, Londres,
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Hegel, G.W.F. 1982 [1805]. Philosophie de l’Esprit. Paris, P.U.F.
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Jorion, P. 1990.
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« L’économique comme science de l’interaction humaine vue sous l’angle du
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Jorion, P. 1995.
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Samuelson, A. 1985. Les
grands courants de la pensée économique. Grenoble,
P.U.G.
Smith, A. 1976 [1776]. An Inquiry into the Nature and Causes of the
Wealth of Nations. 2 vol., Oxford, Oxford University Press
Texte
publié le 11 avril 2007
NOTES
[1] Dostaler
a consacré un ouvrage très complet, Valeur et prix. Histoire d’un débat (1978),
à la manière dont Marx conçoit le rapport entre la valeur et le prix. La théorie
de la valeur de Marx est très proche de celle de Ricardo, elle-même
quasi-identique à ce que j’appelle la théorie additive de la valeur d’Adam
Smith (voir plus bas, huitième partie, La valeur comme temps de travail et
neuvième partie, L’argent, c’est du temps).
[2] Himmelweit & Mohun font observer que
« sans être toujours cohérent, Ricardo traite généralement le prix et la
valeur (en termes monétaires) comme des synonymes » (Himmelweit &
Mohun 1985 [1981] : 65).
[3] « … celui des deux discours qui est vrai dit
(…) ce qui est, comme il est et (…) celui qui est faux dit ce qui est,
autrement qu’il n’est ». (Platon, Le Sophiste, 262 c —
263 b, traduction Robin modifiée).
[4] Voici la définition du prix naturel d’une
marchandise chez Smith : « Le prix naturel (…) c’est, si l’on veut,
le prix central, vers lequel les prix de toutes les marchandises gravitent
continuellement. Différents accidents peuvent parfois les tenir suspendus
considérablement au-dessus de lui, et parfois les forcer quelque peu en-dessous
de lui. Mais quelque soient les obstacles qui les empêchent de s’établir en ce
centre de repos et de perpétuation, ils tendent constamment vers lui »
(Smith 1976 [1776] : 75).
[5] Himmelweit & Mohun : « Les
incohérences internes du concept de valeur se manifestent lorsque les méthodes
établies pour calculer les valeurs produisent un résultat indéterminé ou
négatif » (Himmelweit & Mohun 1985 [1981] : 61).
[6] Notons que Hegel avait constaté la chose bien
avant les physiciens eux-mêmes. C’est en effet récemment seulement que s’est
exprimée leur dissatisfaction quant aux limitations de la modélisation à l’aide
d’un système d’équations différentielles lorsqu’il s’agit de décrire les
contraintes auxquelles est soumis un système près de l’équilibre. Un tel
système d’équations est incapable en effet de rendre compte de la transition
d’un tel état vers un état qualitativement différent. Le passage implique un
état critique durant lequel « la matière est une “poussière
fractale” » (Berry 1988 : 112). Ou dans les termes de Francis
Bailly : « Ainsi doit-on avoir recours aux fonctions non-analytiques
et aux fonctions discontinues pour représenter et analyser globalement des
phénomènes critiques alors que les interactions qui les engendernt peuvent être
analytiques et continues » (Bailly 1992 : 340-341).
[7] Dostaler fait remarquer que, selon Pareto,
« la théorie de la valeur de Marx, c’est la théorie des coûts de
production de Ricardo, à cette différence près que Ricardo tient compte aussi
bien du travail passé que du travail présent dans son évaluation de la valeur
alors que Marx « n’a en vue que le travail présent » » (Dostaler
1978 : 15).
[8] On appelle dans le monde des salles des ventes,
« droit de suite », « une sorte de « cotisation
sociale », reversée à l’artiste ou ses ayant droit » (Noce 1995).
[9] C’est bien sûr à tort que l’on envisage l’intérêt
comme une simple évaluation du désagrément encouru par celui qui fournit les
avances et dont la quantité de désagrément serait directement proportionnelle à
la durée du temps qui passe. Le temps n’est en fait qu’un moyen pratique —
puisque quantifiable — d’évaluer grossièrement le surplus qui a pu être dégagé
par celui à qui des avances ont été faites. Je veux dire que s’il existait un
moyen plus commode d’évaluer « les petits » que fait le capital prêté
(comme dans le cas du contrat de métayage où c’est une proportion constante du
surplus qui fait retour au propriétaire comme rente), c’est celui-ci qui serait
préféré au calcul opéré à partir du temps écoulé. Dans les « économies
primitives », le montant de l’« intérêt » est en général établi
par l’emprunteur lui-même qui, entretenant une relation très personnalisée avec
le bailleur de fonds au sein d’une hiérarchie sociale aux principes assez
simples, a à coeur de remercier par un « cadeau » dont le montant est
directement proportionnel au bénéfice qu’il a pu réaliser lui-même grâce au
capital emprunté.
[10] Aristote quant à lui écarte complètement la
rareté du produit comme un facteur déterminant de son prix (cf. Polanyi 1968
[1957] : 98).
[11] Octave Hamelin : « Aristote a cru
pouvoir réunir dans un même ouvrage la politique et l’économique »
(Hamelin 1985 [1904-1905] : 850.