Lettre n° 9

(Hécatombe, Éditions de la Nuit, Paris, 1991, p. 53.)

Jean-Pierre Voyer à Gérard Lebovici



Paris, le 7 septembre 1978

Cher Lebovici,

Je dois vous donner des éclaircissements sur le paragraphe portant sur les putes intellectuelles de ma dernière lettre, car celui-ci est complètement embrouillé. La note 4 qui s'y rapporte est claire, mais elle n'a aucun rapport avec ce que je voulais dire dans ce passage.

Bien plus encore que vouloir montrer que quelque chose est faux dans Marx et dans Hegel, les putes intellectuelles ont surtout à cœur de montrer que rien n'y est vrai.

Je voulais dire que la seule manière radicale de leur clouer le bec est de montrer que quelque chose est vrai dans Marx et Hegel.

En ce sens, mon affiche qui ne porte que sur le fait que quelque chose est faux dans Marx et dans Hegel, et que ce faux – et tout ce faux dans le cas de Hegel – n'est toujours pas critiqué ne peut leur répondre absolument.

Maintenant quelle est la seule manière radicale de prouver, dans la théorie, ce qu'il y a de vrai dans Hegel et de Marx. Une seule manière: montrer une bonne fois et nettement – et non pas par brouillamini et clameurs comme les putes intellectuelles – ce qu'il y a de faux dans Marx et dans Hegel.

Le meilleur service à rendre à Marx contre les gens qui prétendent que tout est faux dans sa théorie est justement de montrer ce qui est faux réellement et qui n'a jamais été démontré. Ainsi le vrai resplendira de lui-même.

C'est justement parce cela n'a jamais été fait que les putes intellectuelles – et pas seulement elles – peuvent la ramener. Les vérifications par le monde, par le mouvement ouvrier, par la théorie de ce qui est vrai dans Marx sont impuissantes devant les putes intellectuelles et le monde des putes intellectuelles qui ont la partie belle. Et rien ne sert de se lamenter sur cette triste époque. Il faut combattre.

C'est justement parce que l'I.S. n'a pas su critiquer Marx une bonne fois – alors qu'elle a réuni la plupart des éléments qui vont servir à cette critique – que les putes intellectuelles et leur monde peuvent s'en donner à cœur joie.

Contrairement à ce que je dis dans le dixième paragraphe de Une enquête, l'I.S. n'a pas combattu le marxisme et c'est parce qu'elle ne l'a pas combattu qu'il faut le combattre maintenant sous sa forme néo inventée par les putes intellectuelles. Le marxisme, c'était parler de Marx sans le critiquer. Le néo-marxisme c'est en parler en faisant semblant de le critiquer.

Combattre le marxisme, c'est critiquer Marx.

C'est rendre le plus grand service à la gloire de Marx. De même combattre le situationnisme c'est tout simplement critiquer l'I.S. Et c'est justement, contrairement à ce que je disais dans Une enquête, parce que l'I.S. n'a pas combattu le marxisme, parce que l'I.S. n'a pas su critiquer Marx, qu'aujourd'hui combattre le situationnisme c'est critiquer Marx, c'est combattre le marxisme. Comme vous le voyez, je n'avais pas su encore discerner le fond de la chose dans Une enquête.

Maintenant, je ne pouvais et je ne voulais pas traiter de cette question dans une affiche. Celle-ci était simplement destinée à entamer la campagne publicitaire. Maintenant, si d'un strict point de vue publicitaire cette affiche ou cette conception de la campagne comporte des faiblesses – ce dont je suis persuad頖 vous ne m'en avez pas parlé.

J'espère que vous saisissez toute l'importance des hypothèses exposées dans la présente si elles devaient se montrer vérifiées et même simplement comme sujet de discussion.

Je suis à votre disposition pour vous fournir toute indication que vous jugerez utile. Je n'ai pas la prétention d'être toujours de la plus grande clarté – j'ai d'ailleurs dans ce domaine du manque de clarté un illustre prédécesseur – même dans mes textes destinés à publication donc travaillés.

Cordialement.

Voyer



P.-S.: je vois maintenant que de dire que la pensée de Hegel et celle de Marx sont toujours d'avant-garde parce qu'elles ne sont pas critiquées est fondé puisque seul un point de vue supérieur peut dire ce qui est faux dans ces théories. Et ce point de vue supérieur n'existe lui-même que dans et par la critique de ce qu'il est seul capable de critiquer. Donc tant que ce point de vue ne s'est pas formé par et dans cette critique, le point de vue ancien règne toujours et règne avec ses erreurs.

Le fait que le point de vue de l'I.S. qui est manifestement supérieur parce qu'il est manifestement le point de vue de la communication ne se soit pas attaqué à l'ancienne avant-garde pour la critiquer fait que cette avant-garde demeure telle et principalement dans l'erreur, quel que soit le caractère d'avant-garde de l'I.S. Je puis dire qu'en quelque sorte le point de vue ancien demeure l'avant-garde dans l'erreur, demeure le meilleur moyen de se tromper, le moyen de se tromper le plus avancé du monde.

Par contre, ce qui est révolutionnaire dans les théories de Marx et de Hegel a été sinon totalement vérifié – ce qui comporte justement la critique totale de ce qui est faux dans leurs théories – du moins partiellement vérifié. Dans l'affiche je pensais évidemment à la vérification pratique. Mais hélas, je pense au contraire maintenant – et je vais travailler la question – que tout ce qui était vérifiable a été vérifié. Sinon la théorie aurait raison quand les masses avaient tort. Et c'est une erreur – que je commets là dans l'affiche, mais je ne suis pas le seul dans mon parti – de croire qu'il y a encore quelque chose de vérifiable dans Marx et dans Hegel. Et d'attendre quoi que ce soit de cette hypothétique vérification. Comme le montre l'histoire présente, la vérification est exsangue. Place à la critique !

J'écris à la quatrième ligne avant la fin de ce P.-S.: c'est une erreur de croire qu'il y a encore quelque chose de vérifiable dans Marx et dans Hegel. Je devais ajouter: en dehors de la critique de Marx et de Hegel.

Cette critique est la seule forme que peut prendre aujourd'hui la vérification de Marx et de Hegel. C'est la tâche présente de la théorie.

Je veux donc dire que c'est une erreur de penser que la pensée de Marx et de Hegel dans la forme où elle se trouve peut trouver une application. D'ailleurs je ne pense pas que ce soit le rôle de la théorie d'être appliquée. La théorie vient toujours en dernier, après le monde, et son but est de donner une forme critiquable à ce qui a eu lieu*. C'est ainsi que se prépare ce qui aura lieu et non pas par divination extralucide.

Si la théorie peut être d'avant-garde, c'est seulement dans la théorie, jamais dans le monde. Le monde seul est l'avant-garde du monde.

* Clausewitz vient après la bataille, après Napoléon, pas avant.

Premiθre lettre

M. Ripley s'amuse