Semaine du 18 octobre 2001 -- N°1928 -- Chronique/Jacques Julliard

La chronique de Jacques Julliard

Merci Ben Laden !

Avec son acte horrible, le fanatique du djihad a ouvert la grande crise de la civilisation occidentale. A nous de faire en sorte qu'elle soit salutaire


A partir du 11 septembre 2001, rien ne sera plus comme avant. » L'a-t-on suffisamment ressassée dans les conversations, les commentaires, les inaugurations, cette petite phrase qui ne voulait rien dire mais qui prétendait beaucoup signifier ! Un mois après, il n'en reste presque plus rien. La preuve : son remplacement mécanique dans toutes les circonstances rituelles par cette autre petite phrase, tout aussi insignifiante : « Il faut bien que la vie continue. » Autrement dit, à partir d'aujourd'hui, tout sera désormais comme avant-hier.

Reprenons. Où en étions-nous le 10 septembre ? Ah, oui ! Les grèves de rentrée. La grève saisonnière de la SNCF. Un peu furtive en cet automne, c'est vrai. Un peu honteuse. Et même un peu minable : les salaires, les retraites, les effectifs, les conditions de travail. L'éternelle ratatouille rassembleuse de nos repas de famille. Cela n'est guère sérieux. Faire une grève pour tout, c'est faire une grève pour rien. Les syndicats n'en sortiront pas grandis, eux qui n'ont cessé de rapetisser.

Ah oui ! La cohabitation. Chirac contre Jospin. Jospin contre Chirac. Un livre du directeur de cabinet du Premier ministre, Olivier Schrameck, autrement dit le premier cohabitant de France, nous rappelle que ce n'est pas si bien que les Français le croient, la cohabitation. Il n'a pas tort, Schrameck. Le livre se termine par un appel à la candidature de Lionel Jospin à la présidence de la République. Vraoum ! Quelque chose me dit qu'il sera entendu.

Ah oui ! Les Verts. Eux n'ont même pas observé la trêve de rigueur. Cet étrange parti venu de nulle part est devenu en quelques années le chaudron de sorcières de toutes les névroses intellectuelles, le pandémonium de toutes les maladies politiciennes. Il tient du PSU par la bigarrure des opinions et des radicaux du temps jadis par les cabrioles et les pitreries de ses dirigeants. Irrévocablement zozo.

Je pourrais continuer longtemps. Je préfère m'en tenir là. On aurait pu espérer que le choc du 11 septembre nous amènerait non pas, bien sûr, à renoncer au quotidien mais à respecter une certaine échelle des souffrances et des urgences. Eh bien, c'est raté. Seul Ben Laden a réussi son coup en soulignant l'irrémédiable frivolité de nos sociétés, leur insignifiance, leur bonne conscience cynique, leur égoïsme foncier, leur matérialisme de pacotille, en un mot leur indignité morale. Là est la victoire de Ben Laden. Je ne puis me sortir de l'esprit cette photo publiée désormais un peu partout du jeune Oussama, entouré de 21 de ses frères et soeurs, posant à côté d'une Cadillac rose. En vacances en Suède, en pantalon pattes d'eph et petit polo moulant, il n'est pas le moins play-boy de la bande. Il a tout pour lui, la jeunesse, l'argent à la pelle, les filles à la ramasse. C'est pourtant ce même Oussama que l'on retrouve - ou plutôt que l'on ne retrouve pas - au fond d'un trou à rats en Afghanistan, traqué et canardé par la plus puissante armée du monde. Sa force n'est pas dans ses kamikazes. Elle est dans son refus. Son choix de vie, qui porte condamnation du nôtre, devrait nous faire réfléchir.

Comme devraient nous faire réfléchir, au-delà de l'anecdote, ces milliers de sauvageons qui, au Stade de France, acclament l'Algérie où ils ne mettraient les pieds pour rien au monde, qui sifflent « la Marseillaise », scandent le nom de Ben Laden et bombardent les ministres présentes avec des bouteilles vides - en plastique pour le moment. On aurait attendu de celles-ci une réaction de dignité. « Ce n'est rien, ce n'est rien, laissez s'exprimer les forces de l'amitié, de la fête et de la joie », s'écrie Mme Buffet, elle qui, en pleine crise américano-islamiste, a organisé méthodiquement ce choc des cultures à la française. En vérité, nous ne sommes pas respectés parce que nous ne nous respectons plus. A qui nous demande des valeurs, du « sens », comme dit la piétaille sociologique, nous répondons par du football. Football à Saint-Denis, football à la télé, football en banlieue. Le football, c'est la paix ! Mais non, dans les banlieues, le football, c'est la guerre.

Et comme nous ne croyons plus à rien, nous nous étonnons que d'autres croient à des sornettes et à des loups-garous. Et même soient capables de tuer et de mourir pour ces sornettes, pour ces loups-garous. Pendant ce temps, la France est envahie de bobologues compatissants, de sociologues misérabilistes, de docteurs « ce n'est rien », de jeunologues à l'écoute. Ecoutez donc un peu moins et tâchez donc de comprendre un peu plus. Ce que ces « jeunes » attendent de nous, au-delà de leurs bredouillements, c'est de notre part un peu plus de fierté, un peu plus de croyance dans nos propres valeurs. Il faudrait être à la fois plus ferme et plus généreux, quand nous sommes complaisants et égoïstes. Il faudrait, envers les jeunes, sortir de ce cercle vicieux où tout leur est permis parce que rien ne leur est proposé. Nous savons contre quoi nous nous battons : le terrorisme, le fanatisme. Mais nous serions bien incapables de dire pour quoi. Merci Ben Laden. Au-delà de votre acte horrible, vous avez ouvert la grande crise de la civilisation occidentale.

J. J.


Nouvel Observateur - N°1928