02/02/01 17:58. C'est l'heure du dry martini. To your health !

Critique
de la raison impure

I. Commentaire d'une citation de Cantor

Lettres de Cantor à Dedekind de l'été 1899


"Il m'est apparu nécessaire de distinguer deux sortes de multiplicités (il s'agit toujours de multiplicités définies). En effet, une multiplicité peut être ainsi constituée que l'hypothèse d'un 'être collectif' constitué de tous ses éléments conduit à contradiction, de telle sorte qu'il est impossible de concevoir cette multiplicité comme un 'objet achevé'. Je nomme de telles multiplicités absolument infinies ou inconsistantes [...]. Si au contraire, la totalité des éléments d'une multiplicité peut se penser sans contradiction comme 'étant collectivement', de telle sorte qu'on puisse la concevoir comme un 'objet', je l'appelle une multiplicité consistante ou un 'ensemble' [...]. Deux multiplicités équipotentes sont, ou toutes les deux des 'ensembles', ou toutes les deux inconsistantes".

Abrégé d'histoire des mathématiques. Jean Dieudonné. Hermann, 1978.


HYPOSTASIER : v.t. Didact. Considérer à tort une idée, un concept comme réalité en soi, absolue. Hypostasier la conscience collective. (Petit Larousse.)

"...une multiplicité peut être ainsi constituée que l'hypothèse d'un 'être collectif' constitué de tous ses éléments conduit à contradiction, de telle sorte qu'il est impossible de concevoir cette multiplicité comme un 'objet achevé'. "

"Si au contraire, la totalité des éléments d'une multiplicité peut se penser sans contradiction comme 'étant collectivement'..."

Tous les animaux, la totalité des éléments de cette multiplicité définie que constituent les animaux peut se penser comme étant collectivement sans contradiction de telle sorte qu'on peut concevoir cet être collectif comme un objet. Cependant, les animaux ne sont collectivement, ils ne sont dotés d'un être collectif que pour autant que l'on pense cet être collectif. L'objet collectif tous les animaux n'existe que pour autant qu'on le pense. Tous les animaux est seulement un être mathématique et comme tous les êtres mathématiques, il n'existe que dans la pensée. Il n'est doté d'une existence dans le monde que parce que dans le monde de nombreux zoologues, notamment, le pensent. Hegel note plaisamment: la science commence avec tous les animaux.

Tous les hommes, la totalité des éléments de cette multiplicité définie que constituent tous les hommes existe comme un être collectif sans qu'il soit nécessaire de le penser*. Ce qui signifie que cette totalité, cet être collectif est sujet, est concept, est savoir, il n'a pas besoin qu'on le pense pour exister**. De ce fait, il est impossible de penser, il est impossible de concevoir cet être collectif comme un objet achevé pour cette simple raison qu'il se conçoit lui-même sans rien vous demander, qu'il est sujet, je le répète, qu'il est concept, qu'il est lui-même savoir, c'est à dire qu'il vous emmerde quoique vous en pensiez ou n'en pensiez pas : "Le concept est ce qui est libre en tant qu'il est la pure négativité de la réflexion de l'essence en elle-même ou la puissance de la substance, et en tant qu'il est la totalité de cette négativité..." Encyclopédie 1817 § 109 ; 1827 §160. C'est pourquoi le monde peut être un savoir peuplé d'ignorants, qu'un pays riche peut être peuplé de pauvres*** et un pays libre peuplé d'esclaves ou d'ilotes. Les deux occurrences du terme concevoir n'ont pas le même sens : la première signifie penser, la seconde signifie concevoir, signifie concept si les mots veulent encore dire quelque chose. De même savoir ne signifie pas nécessairement pensée, ne signifie pas nécessairement penser ; et pensée et penser signifient souvent ignorance. Le monde est un savoir mais il l'ignore. Ses habitants sont des ignorants mais ils l'ignorent aussi.

*. Marx ne l'ignorait pas encore du temps qu'il était encore hégélien, du temps qu'il n'était pas encore marxiste : "L'homme, c'est le monde de l'homme". Autrement dit, l'homme, c'est tous les hommes et non pas seulement une pensée, une abstraction. La cabalité n'est pas tous les chevaux mais seulement une pensée, une abstraction. Tandis que le genre des animaux est seulement une pensée, le genre de l'homme est pratique, substantiel, il existe qu'on le pense ou non, il est chose en soi, il est le concret. Telle la pensée prônée par Hegel, c'est parce que le genre de l'homme est riche de contenu, contient le déterminé ou la différence à l'intérieur de lui-même, qu'il est de ce fait le concret. Le genre de l'homme existe qu'on le pense ou qu'on ne le pense pas, il agit, il est sujet. Celui des animaux, non. Le genre des animaux n'est pas, le genre de l'homme est. Le genre des animaux est l'objet d'un savoir, le genre de l'homme est un savoir. La différence, dans le genre des animaux, est pensée, dans le genre de l'homme, elle est. Contrairement aux animaux, l'homme vit dans son genre, il habite son genre pratique. Et là encore Hegel a raison, le vrai c'est le tout, le vrai c'est le genre et lui seul. Schopenhauer répond à Kant : la chose en soi est volonté. Hegel répond à Kant : la chose en soi est savoir.

**. Evidemment, beaucoup de choses existent sans qu'on ait besoin de les penser, mais ici je ne parle que des êtres collectifs. Les êtres collectifs qui existent sans qu'il soit besoin de les penser sont des savoirs, ceux qui ne sont pas des savoirs n'existent que pour autant qu'on les pense : ils sont seulement objets d'un savoir, il ne sont pas savoir, ils ne sont pas sujet. Les savoirs sont réels, les objets des savoirs sont seulement des abstractions. Les savoirs sont, les abstractions ne sont pas. La réalité est, les abstractions ne sont pas.

***. "La 'richesse nationale' des Anglais est fort grande. Ils n'en forment pas moins la nation la plus pauvre du monde." (Engels, Esquisse d'une critique de l'économie politique. Annales franco-allemandes.) Soit dit en passant, tout au long de ce texte, Engels n'emploie le mot économie qu'au sens d'économie politique, qu'au sens de science philanthropique hypocrite où tout n'est plus que noblesse et générosité, système parfait de la tromperie institutionnalisée, science complète de l'enrichissement née de la jalousie réciproque et de la cupidité des commerçants. "Telle est l'humanité du négoce : la gloire du système de liberté du commerce c'est de faire hypocritement servir la moralité à des buts immoraux."

Résumons : tous les animaux est un ensemble au sens de Cantor, tous les hommes n'est pas un ensemble au sens de Cantor*. Toute la différence est là. Tous les hommes, non content de n'être pas un tel ensemble, n'en n'est pas moins un être collectif, qu'on le pense ou non. Un ensemble au sens de Cantor est un être collectif qui existe seulement pour autant qu'on le pense. Même la multiplicité définie absolument infinie de Cantor n'existe que pour autant qu'on la pense. Tous les hommes est un être collectif qui existe qu'on le pense ou non. Il n'y a d'ailleurs rien d'étonnant à cela car c'est la pensée qui contient tous les animaux mais c'est tous les hommes qui contient toute pensée.

*. Evidemment, tous les hommes, la totalité des éléments de cette multiplicité définie que constituent tous les hommes, est aussi légitimement un ensemble selon Cantor ; mais comme tous les ensembles, cet être collectif n'existe que pour autant qu'on le pense. (Comme je le dis plus loin, quand on a dit tous les hommes, on n'a rien dit.) Il n'a aucune sorte de réalité directe dans le monde ; s'il existe, c'est dans la pensée, et s'il existe dans le monde c'est seulement par l'intermédiaire de la pensée. Ce qui est remarquable, c'est que tous les hommes désigne aussi un être collectif qui existe qu'on le pense ou non, qui existe directement dans le monde sans l'intermédiaire de la pensée, ce qui est la moindre des choses puisqu'il est le monde même, qui contient toute pensée.

C'est pourquoi toutes les abstractions telles que économie, production, consommation, technique (en a-t-on assez entendu parler de la technique par tous les Homais de la planète), nature, matière, population, univers (tout ce qui existe) dont la définition comporte le mot ensemble ou le mot tout n'existent que pour autant qu'on les pense. Elles n'existent que dans la pensée, et pour certaines elles n'existent pas du tout car on ne peut appeler pensée la pensée indigente qui les profère (attention : avant de mettre en marche la gueule, enclencher la cervelle). Elles sont en fait, dans l'usage courant, des abstractions hypostasiées, c'est à dire des abstractions dont on prétend incidemment, sans avoir l'air d'y toucher mais avec une insidieuse insistance, qu'elles existent même quand on ne les pense pas, qu'elle ne sont pas seulement des abstractions mais aussi des réalités. C'est le péché d'hypostasie. Toute l'eau de la mer ne suffirait pas pour effacer une tache de sang intellectuelle. La réalité est, l'abstraction n'est pas. Inversement, dans l'usage courant, tous les hommes est tenu seulement pour un ensemble au sens de Cantor, on pense avoir tout dit quand on a dit tous les hommes. Or tous les hommes n'est pas seulement un tel ensemble, il est sujet, il est concept, il est savoir. C'est le péché inverse de celui d'hypostasie. On tient pour une abstraction ce qui se tient par lui même, ce qui est le concret par excellence ("Le concept est ce qui est absolument concret..." Encyclopédie 1827 §164), et qui vous emmerde, de toute éternité. Comme le dit très bien Max Weber, les sauvages ne commettent pas ce péché inverse. Ils savent très bien que tous les hommes est sujet. Les Grecs, eux, savait encore que tous les hommes est le destin. Œdipe est un aveugle qui s'ignore. Il croit voir mais il ne voit pas. Il n'est pas le seul, hélas.

Je soutiens que Hegel traite de ces questions et seulement de ces questions et lui seul. J'ai fait le pari de Pascal mais j'ai parié sur Hegel. C'est moins risqué. J'ai parié que tout ce que Hegel disait avait un sens, ou plutôt pouvait avoir un sens ce qui est en parfait accord avec ce que Hegel disait de la raison d'être qui est un résultat. Hegel est un auberge espagnole, vous n'y trouverez que ce que vous y apportez. Si vous n'apportez rien, vous ne trouverez rien. Hegel est un générateur de propositions et de métaphores. Kierkegaard disait que Hegel n'était que le premier professeur de philosophie mais un assez extraordinaire professeur de philosophie. Je dirais que Hegel ne fut qu'un moulin à parole mais un extraordinaire moulin à parole. Dans l'Antiquité, on appelait cela un oracle. Tout est dans l'interprétation de l'oracle. L'oracle fournit les paroles, vous devez fournir le sens. On s'expose à ne rien comprendre à Hegel, c'est à dire à ne rien pouvoir en faire, si on comprend Esprit, Idée et Concept au sens courant d'esprit, de pensée et d'idée. De toute évidence ces termes désignent chez Hegel des êtres collectifs. Et ces êtres collectifs, contrairement à ceux traités par Cantor, n'ont pas besoin qu'on les pense pour exister. Ils sont sujet. Si vous préférez, ce que dit Hegel ne prend un sens que si l'on suppose qu'il traite des êtres collectifs. Si Hegel était une équation différentielle, la solution serait une fonction qui appartient à la famille des êtres collectifs et parmi ces êtres collectifs, seules les multiplicités humaines seraient solution. Hegel a posé l'équation, vous devez la résoudre. Merci Hegel. Ainsi, le point le plus important chez Hegel, celui sur lequel il sera régulièrement attaqué sans être compris est que le savoir est déjà donné*. Il s'est constitué sans demander la permission à personne. "Les bases réelles dont on ne peut faire abstraction qu'en imagination" (Marx) sont déjà savoir et non "bases matérielles". La logique y est déjà à l'œuvre. C'est elle qui vous donne des coups de pieds au cul (mais c'est moi qui mets la main au cul à Debord et à Lévy).

*. Evidemment, si on entend savoir au sens usuel, ceci est une absurdité (qui a quand même eu cours pendant deux millénaires). Ce n'en est plus une si on l'entend au sens d'être collectif. Cela devient même un truisme. Coletti a raison, Hegel restaure la métaphysique après l'attaque justifiée qu'elle a subi de la part de Kant mais le sujet n'est plus celui qu'on croyait, la logique n'est plus celle que l'on croyait : c'est la logique des êtres collectifs et tous les reproches que Hegel fait à Kant sont fondés. La logique n'a plus lieu dans une tête, elle a lieu dans le monde. Le monde contient une multiplicité de buts mais lui-même n'en a aucun. Ceci dit, Coletti, en matérialiste conséquent, reproche à juste titre aux marxistes d'avoir pris dans Hegel, par un hégélianisme incontrôlé, la dialectique de la nature (qui n'a rien à voir avec la logique des êtres collectifs) qui s'y trouvait effectivement déjà (mais de manière très cohérente puisque dans une perspective idéaliste) et donc d'être ainsi, à leur insu, des idéalistes ce qui est le comble pour des matérialistes proclamés. Marx échappe à ce reproche.

Une "collectivité humaine" (in ridicule définition circulaire de l'économie, Petit Larousse*) a cette particularité de ne pas nécessiter, pour exister, d'être conçue (au sens de penser). Elle se conçoit elle même (concept = conception, si les mots veulent encore dire quelque chose, et pas seulement pensée.) contrairement à l'être collectif des multiplicités définies de Cantor qui est seulement une "hypothèse" que l'on peut penser. Qu'elle se conçoive ne signifie pas qu'elle se pense ni qu'elle doive se penser pour exister, hélas, trois fois hélas, comme on peut le constater chaque jour, mais qu'elle se fait. Les mathématiciens font les ensembles, mais les collectivités humaines se font elles-mêmes et, non contentes de cela, elles font aussi les mathématiciens. Les collectivités humaines sont, l'économie n'est pas. Dans un échange portant sur l'existence de l'économie, un intervenant du Debordoff répondit : "L'économie est tout ce qui existe". Ce qui peut paraître une outrance est en fait la seule réponse affirmative possible. C'est ce dilemme qu'expose Marshall Sahlins et que l'on peut résumer ainsi : si l'économie existe, elle est tout ce qui existe, si la culture existe, elle est tout ce qui existe. Il n'y a de la place que pour un seul calife. En fait, l'éclectisme qui règne habituellement sur cette question, notamment chez Marx, présente le monde comme une véritable ménagerie contenant toute sortes de bêtes féroces. Pour Marx, l'économie n'est pas tout ce qui existe mais seulement la plus grosse et la plus féroces de toutes les bêtes de la ménagerie, vous l'avez reconnue, c'est Tyrannosaurus Rex ; mais il y a de nombreuses autres bêtes qui lui sont soumises dans l'infernal paradis marxiste.

*. "économie : ensemble des activités d'une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution, et à la consommation des richesses." On remarque que cette définition présuppose l'existence de collectivités humaines. Et sur quoi reposent les collectivités humaines ? Sur l'économie puisqu'on vous l'a dit.

Cantor pouvait penser aussi fort et aussi longtemps qu'il le voulait une multiplicité comme étant collectivement, cet être collectif ne demeure pas moins extérieur aux objets dont est composée cette multiplicité, il n'existe que pour autant qu'on le pense. La multiplicité elle-même est extérieure aux objets dont elle est composée. Une collection est extérieure aux objets dont elle est composée.

Un ensemble de billes n'existe que pour autant qu'on le pense, ce qui ne signifie pas que les billes n'existent que si on les pense, ni qu'elles soient affectées le moins du monde par le fait qu'on les pense comme un être collectif. Un sac de billes existe, lui, qu'on le pense ou non. Mais il demeure autant extérieur aux billes que l'ensemble des billes demeure extérieur aux billes dont il est l'ensemble. Au contraire, tous les hommes existe qu'on le pense ou non car il entretient une relation d'intériorité avec chacun de ses éléments : tous les hommes agit en chacun de ses éléments. Il n'y a pas besoin de former l'hypothèse que tous les hommes est un être collectif pour que tous les hommes soit un être collectif. De ce fait, d'ailleurs, dire de "tous les hommes" qu'on le pense demeure un abus de langage car jusqu'à présent tous les hommes est demeuré strictement impensable, contrairement à l'être collectif des multiplicités définies de Cantor qui non seulement est pensable mais est seulement pensable. (Pour un mathématicien, une chose est "tout objet de notre pensée." Dedekind.) Le fait que tous les hommes entretienne une relation d'intériorité avec chacun de ses éléments, le fait qu'il contienne le négatif comme apparence entraîne qu'il est une multiplicité absolument infinie. Il est impossible de concevoir (au sens de penser) une telle multiplicité comme un objet achevé pour parler comme Cantor, il n'est même pas possible de la concevoir du tout (au sens de penser). Les dernières tentatives au cours de ce siècle pour concevoir (et non plus seulement au sens de penser) une telle multiplicité absolument infinie se sont très mal terminées. Et nommer une telle chose n'est pas la penser. Vous pouvez nommer votre chien mais aussi le flatter ou le battre. C'est beaucoup plus difficile avec tous les hommes. Vous pouvez nommer tous les hommes mais c'est tous les hommes qui vous flatte ou qui vous bat. Les tentatives de Hitler et de Staline ne furent rien moins que des tentatives pour faire de ces multiplicités absolument infinies des objets achevés, pour parler comme Cantor. Fukuyama proclame, quant à lui, que tous les hommes est un objet achevé. La preuve, sur la photo, il porte un complet rose. Les multiplicités humaines sont infinies parce qu'on ne peut en faire des objets achevés, et on ne peut en faire des objet achevés parce qu'elles sont sujet. La question n'est pas, d'ailleurs, qu'on puisse ou non en faire des objets achevés car on ne peut en faire des objets, achevés ou non, puisqu'elles sont sujet.

Penser effectivement tous les hommes n'est pas une question de pensée mais une question de politique. Seul tous les hommes peut penser effectivement tous les hommes.  Alors que "Tous les animaux" est l'objet d'un savoir "Tous les hommes" qui est un savoir intrinsèque a réussi à échapper jusqu'à présent à toute connaissance, il a réussi à n'être l'objet d'aucun savoir. C'est, hélas, un savoir absolu, c'est à dire un savoir libre de tout lien et qui n'en fait qu'à sa tête bien qu'il n'ait pas de tête. Hegel se trompait donc, le savoir absolu est au commencement et non à la fin. Le but est de faire cesser l'absolutisme de ce savoir. Il faut couper la main invisible d'Adam Smith. L'absolutisme de l'ancien régime était de la gnognote à côté de l'absolutisme du monde marchand. Du temps du Roi, on pouvait toujours couper la tête à icelui. On ne peut couper la tête au savoir absolu. Evidemment quand Marx écrit que l'argent est le compendium encyclopédique de tout ce qui existe, les perroquets n'entendent qu'une formule à répéter.

Tous les efforts de Marx consistèrent dans un oubli méthodique de ces questions, tous les efforts de Marx consistèrent dans un reniement méthodique de Hegel. Il écrivait cependant à son père en 1837 :"Peu à peu j'abandonnai l'idéalisme et j'en vins à chercher l'idée dans la réalité même." Tous les efforts de Marx consistèrent à tenter de concevoir le monde comme un mécanisme. Comme je l'ai déjà dit, Marx ne prit dans Hegel que le pire. Tous mes efforts depuis quarante ans ont consisté à combattre cet oubli méthodique de Marx. Ce combat commença en 1962 lorsque je lus le Capital car j'avais déjà découvert en 1959 que le phénomène comme phénomène n'est pas un phénomène. Ce n'est que récemment, lors d'une troisième lecture de la Phénoménologie, que je remarquai cette formulation adéquate chez Hegel. Auparavant, je n'avais même pas de mots pour désigner ma découverte. Ceci dit, je sais bien que je fais un contresens sur ce passage de Hegel*. La différence avec ceux qui font des contresens habituellement est que je le sais. Il faut faire des contresens sur Hegel. Il est là pour ça. Le contresens est nécessaire, le progrès l'implique.

*. Dans Force et entendement, Hegel déclare la guerre au bon sens, ce qui est la raison pour laquelle, je suppose, il plut tant aux surréalistes. Hegel qui lisait le latin a certainement lu Newton dans le texte. Il oppose au bon sens la théorie de l'attraction universelle et tout particulièrement la troisième loi de Newton, la loi de l'égalité de l'action (au sens de force) et de la réaction. Toute force dans cette théorie n'existe que pour autant qu'elle en suscite une autre. Voilà qui devait combler Hegel. L'intérieur dont il parle et qu'il oppose au bon sens est le fond des choses, qui semble révélé par Newton et ce fond est passage incessant. Le phénomène est la médiation de cet intérieur. Par le phénomène, l'intérieur naît. Ce n'est pas dans ce sens que j'entends intérieur et phénomène, évidemment. Vous l'avez compris, j'ai toujours fait, et je ferais toujours, feu de tout bois. Feu sur le quartier général.

Si les situationnistes, et notamment Debord, ont eu tort, c'est parce qu'il n'ont pas combattu Marx mais en firent une simple répétition sous des prétentions critiques. Ils ont effectivement combattu le marxisme mais ils ont méthodiquement oublié de combattre Marx comme si les marxistes avaient tous les torts et Marx aucun*. C'est pourquoi ils furent vaincus en même temps que le marxisme puisqu'ils étaient eux-mêmes marxistes. Comme le scorpion sur sa grenouille, ils ont sombré avec ce qu'ils combattaient. Donc dès 1962 je combattais déjà Debord puisque je combattais déjà Marx. Cela confirme ce que dit Hegel : la raison d'être est un résultat. La raison d'être vient à la fin. En 1962, je combattais déjà Debord sans même savoir qu'il existait. Quand je rencontrai Debord, j'étais donc déjà son ennemi de toute éternité, l'anche tu pizarre, ce qui avait tout pour réjouir un ivrogne.

*. C'est pourtant eux qui écrivirent dans leur débat d'orientation : la critique de Marx est la voie royale de la critique révolutionnaire.

Voilà donc les raisons qui firent, que lorsque je lus la Société du spectacle en 1967, je pensai que l'auteur traitait dans cet ouvrage des questions que j'ai exposées plus haut. Je pensai qu'enfin un auteur ne concevait pas le monde comme un mécanisme mais tenait compte du rôle de l'apparence dans son existence, je pensai donc qu'un auteur enfin critiquait Marx. (Mais dans cette auberge à la française coquettement apprêtée, je trouvais seulement ce que j'apportais.) Je continuai à le penser pendant vingt ans* mais je dus finalement me rendre à l'évidence. Effectivement cet ouvrage traite de l'apparence mais l'apparence pour Debord n'était que l'apparence facile pour journalistes, l'apparence qui trompe énormément comme les éléphants roses, l'apparence au sens vulgaire d'illusion, de "discours médiatique", l'apparence de la pensée Canal plus selon laquelle la société actuelle reposerait sur un système général d'illusions, alors que, comme Canal plus, elle repose sur l'argent qui est une certitude absolue. Seule ma générosité interprétative lui prêtait une apparence de profondeur. C'est pourquoi Debord fut célébré par les journalistes. Enfin ils rencontraient une idée qu'ils pouvaient comprendre. Enfin ils se sentaient de l'esprit. Debord ne fut que le dernier avatar du marxisme le plus borné camouflé sous une prétention critique, habillage qui ne fut qu'un habillage précisément et qui laissa intacte la grossièreté marxiste**. Pendant ce temps, dans sa cheminée, "plusieurs bûches brûlaient ensemble". L'homme était poëte.

*. Le Tapin de Paris, 1978. Imaginez la stupéfaction à Champ Libre lorsque ces prétendus critiques de Marx lurent les premières lignes de cette affiche. Je rejetais les prétentions des situationnistes à avoir critiqué Marx cependant je persistais encore à pressentir dans le mot spectacle autre chose qu'un mot***. Il me fallut encore dix ans (Réponse à Marc-Edouard Nabe. 1997) pour me décider à rejeter totalement et publiquement la prétendue critique La Société du spectacle (cette théorie exacte mais qui ne doit, quand même, pas apparaître trop rapidement comme fausse, selon les dires de son auteur qui n'était pas à une contradiction près) et pour affirmer que le mot spectacle n'était qu'un mot au même titre que le mot économie. Les mots économie et spectacle ne correspondent même pas à des abstractions, ils ne sont que des mots. C'est la moindre des choses puisque Debord croyait encore à la réalité de l'économie comme si jamais Weber n'avait écrit une ligne à ce sujet. Vu le nombre d'hommes, marxistes ou non, qui sont dans ce cas, l'original et scandaleux Debord fut d'un parfait conformisme. Evidemment, le mot spectacle peut conserver un sens si l'on renonce à lui donner le statut d'explication générale que prétendit, avec insistance et grands chevaux, lui donner Debord. Et ce sens est alors le sens ordinaire du mot spectacle. Dans ce monde, effectivement, la propagande, autrefois fournie gracieusement par l'Etat, est devenue une entreprise de spectacle privée et rentable, et l'hilote (esclave d'Etat et esclave commercial) doit payer cette propagande comme il paye tout le reste. Debord s'est également trompé quand il affirma que la culture deviendrait la marchandise vedette. C'est la propagande (la prétendue culture n'est qu'une forme de cette propagande), assistée de ses milices pride et bénévoles (elles font ça gratuitement comme toutes les milices contrairement aux journalistes qui sont payés), qui est devenue la marchandise principale. A part ce léger détail, le monde est le même monde que connut Balzac : "Qu'est-ce que la France en 1840 ? un pays occupé d'intérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience, où l'argent domine tout, où l'individu dévore tout, même la nation que l'égoïsme livrera un jour à l'invasion. On ne tient plus à grand-chose. Dans cinquante ans, on ne tiendra plus à rien." Au lieu d'investir dans les chemins de fer, on investit dans la propagande rebaptisée communication. Voilà tout.

**. Qu'on ne se méprenne pas. Je ne dis pas que Marx est grossier. Marx est subtil. Les marxistes, et Debord en tout premier lieu (quel gros imbécile prétentieux), sont grossiers à quelques exceptions près.

***. Notamment, j'écrivais encore en 1982 : "Les "objets", les marchandises, s'opposent à la marchandise, au processus total de l'aliénation de la communication. C'est cet aspect total de la marchandise qui dépasse et englobe chaque marchandise particulière aussi bien que tout "objet" particulier, que Debord désigne par le terme de spectacle. Avec ce concept de spectacle, ce côté total de la marchandise ne peut plus être ignoré car il est impossible de considérer une marchandise particulière comme un spectacle sinon comme élément d'un décor où se joue une pièce d'envergure mondiale. Ce n'est plus une marchandise particulière qui peut être spectacle mais seulement la totalité de leur accumulation et de leurs relations. Et ce qui est réel dans une marchandise particulière est seulement ce qui tient à son rôle dans un décor total, seulement ce qui a trait au spectacle de la communication totale." (Revue de Préhistoire Contemporaine, pp 122-123). Soit dit en passant, la marchandise, contrairement aux marchandises particulières, est une abstraction, personne ne l'a jamais vue et ne la verra jamais.

II. Merci Max

Quelques citations de Max Weber en rapport avec notre sujet

De l'objectivité de la connaissance
dans les sciences et la politique sociales (1904)


148 -"La science sociale que nous nous proposons de pratiquer est une science de la réalité."

176 -"L'idealtype est un tableau de pensée, il n'est pas la réalité historique ni surtout la réalité authentique, il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d'exemplaire."

187 -"Danger de la confusion entre idealtype et réalité."

178 -"Rien n'est plus dangereux que la confusion entre théorie et histoire, dont la source se trouve dans les préjugés naturalistes. Elle se présente sous diverses formes : tantôt on croit fixer dans ces tableaux théoriques et conceptuels (les idealtypes) le 'véritable' contenu ou 'l'essence' de la réalité historique, tantôt on les utilise comme une sorte de lit de Procuste dans lequel on introduira de force l'histoire, tantôt on hypostasie même les 'idées' pour en faire la 'vraie' réalité se profilant derrière le flux des événements ou les 'forces' réelles qui sont accomplies dans l'histoire."

224 -"Il est évident qu'on hypostasie un concept abstrait en une force qui agit derrière l'histoire."

189 -"La théorie de Marx est l'exemple de loin le plus important parmi les constructions idealtypiques. Toutes les 'lois' et constructions du développement de l'histoire spécifiquement marxistes ont évidemment - dans la mesure où elles sont évidemment correctes - un caractère idealtypique. Quiconque a appliqué une fois les concepts marxistes connaît l'importance heuristique éminente, et même unique, de ces idealtypes quand on les utilise seulement pour leur comparer la réalité, mais aussi leur danger dès qu'on les présente comme des constructions ayant une validité empirique ou comme des 'forces agissantes' réelles (ce qui veut dire en vérité métaphysiques) ou encore comme des tendances."


Le malheureux Weber ignorait certainement de quel genre de danger il s'agissait, il ne se doutait certainement pas qu'il s'agissait non seulement d'un danger du point de vue de la rigueur scientifique mais de dizaines de millions de morts. La citation qui suit le prouve :

143 -"La soi-disant 'conception matérialiste de l'histoire' dans le vieux sens primitif et génial du Manifeste du parti communiste, n'exerce sans doute plus d'empire de nos jours (1904) que sur quelques profanes et dilettantes. En effet, c'est dans ce milieu que se trouve encore répandue cette curieuse idée que le besoin d'explication causale d'un phénomène historique n'est pas satisfait aussi longtemps que l'on n'a pas trouvé (ou apparemment trouvé), d'une façon quelconque, l'intervention de causes économiques."

Lénine fut un dilettante fanatique ! En a-t-on assez entendu sur ces forces réelles et agissantes, cette base matérielle, en a-t-on assez entendu de ces infrastructures et de ces superstructures (d'où une voix crie à travers la brume "Verlaine !"). Selon le dilettante Debord, non moins fanatique et borné que le premier, l'économie a abandonné sa position de base inconsciente. Ainsi chez les sauvages, l'économie était la base inconsciente de la société ; mais les sauvages ne le savaient pas. Quels cons ignorants ces sauvages. On ne la fait pas à l'utilitariste Debord. Si l'économie a abandonné sa position de base inconsciente, c'est donc qu'elle a atteint sa conscience de soi ! Le singe Minc et Debord sont cette conscience de soi, Pierre qui rit et Pierre qui pleure. Aujourd'hui, selon Debord, le spectacle serait l'économie qui se développe pour elle-même.

Le point de vue de Weber est exactement opposé : "Le progrès que l'on constate dans la différentiation et la rationalisation sociale signifie donc, sinon toujours, du moins normalement quand on considère le résultat, que, dans l'ensemble, les individus s'éloignent [notez le terme "s'éloignent"] de façon croissante de la base rationnelle des techniques et des règlements rationnels qui les concernent pratiquement et que, dans l'ensemble, cette base leur est d'ordinaire plus cachée que le sens des procédés magiques du sorcier ne l'est au "sauvage". La rationalisation de l'activité communautaire n'a donc nullement pour conséquence une universalisation de la connaissance relativement aux conditions et aux relations de cette activité, mais le plus souvent elle aboutit à l'effet opposé. Le "sauvage" en sait infiniment plus des conditions économiques et sociales de sa propre existence que le "civilisé", au sens courant du termes, des siennes." Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive. 1913.

D'après ce que j'ai compris de Weber, voilà à quoi sert l'idealtype : à le comparer à la réalité. Pourquoi le comparer à la réalité ? Pour modifier la réalité, pour agir sur la réalité ? Vous n'y êtes pas. Seulement pour améliorer l'idealtype. Au moins, si ça ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal. Voilà un homme modeste et prudent qui nous change heureusement de tous ces dilettantes frénétiques. D'après ce que je sais, Weber était un homme qui ne cédait pas à l'intimidation. Il eut de ce fait de nombreux déboires avec ses collègues.

III. L'ingénieur Musil
émet un jugement laconique
et désabusé sur la réalité

L'homme sans qualité (I-436)


Ce qu’on appelle généralement la réalité n’est rien d’autre que la routine.

 

 

IV. Commentaire de Wittgenstein

Des ensembles substantiels ou intrinsèques


HYPOSTASE : n.f. (gr. hupostasis, ce qui est posé dessous). Théol. chrét. Chacune des trois personnes divines considérées comme substantiellement distinctes. (Petit Larousse)

Wittgenstein commence son Tractatus par : " Le monde est tout ce qui arrive. "

Cette proposition contient déjà le négatif comme apparence.

N’arrive que ce qui est observé. Ce qui n'est pas observé au moins une fois, n’arrive pas. Il existe peut-être ; mais il n’arrive pas. Sinon, Wittgenstein aurait écrit : le monde est tout ce qui est. Ainsi, le monde n'est pas tout ce qui est mais seulement tout ce qui arrive. Ce qui n'arrive pas, même s'il existe, ne fait pas partie du monde. Autrement dit, tout fait qui n'est pas observé au moins une fois n'est aucun fait.

Donc, s’il est tout ce qui arrive, le monde contient le négatif comme apparence puisque n'arrive que ce qui a été observé au moins une fois. Ainsi, le ver est dans le fruit dès la première ligne du Tractatus. Ce qui arrive, et a fortiori tout ce qui arrive, présuppose un observateur. Cependant "tout ce qui arrive" n'est pas observable même si ce qui arrive doit être observé pour arriver.

Par exemple, le short blanc à rayures bleues de Mlle Dombasle est apparu au moins une fois à M. Patrick Besson en 1981. Il fait donc indéniablement partie de tout ce qui arrive. C'est un fait.

Contrairement à ce qui existe simplement, immédiatement, le monde n'existe que parce qu'il est observé, et il n'est observé que parce qu'il contient des observateurs. De ce fait "tout ce qui arrive" est un savoir, le monde est un savoir car il n'existe que pour autant qu'il contient des observateurs.

Si le monde est un savoir, comme le veut Hegel, alors la logique – une logique spéciale – a lieu dans le monde - le fameux syllogisme hégélien a lieu dans le monde, il est le fait d'êtres collectifs - et non dans les têtes, comme le veut Hegel encore. Dans le monde, les contraires s’embrassent, plutôt violemment.

Les ensembles substantiels (c'est à dire les ensembles qui existent qu'on les pense ou non, les ensembles qui existent par eux-mêmes précisément parce qu'ils contiennent des observateurs) sont des ensembles intériorisés (il ne suffit pas qu'ils contiennent des observateurs pour être substantiels). Le nombre des hoplites en ordre de bataille existe, la population d'une ville n’existe pas. Le nombre des hoplites existait directement dans le monde (au point que dix mille d'entre eux pouvaient mettre en fuite, sans avoir à combattre, soixante mille soldats esclaves perses par le seul caractère menaçant de leur nombre, tant celui-ci existait fortement), car chacun des hoplites était habité par leur nombre (et les Perses, au lieu d'être habités par leur propre nombre pourtant supérieur étaient habités par celui des Grecs), contrairement à la population qui est le nombre des habitants d'une ville*. Les habitants d'une ville (sauf si elle est assiégée - voir la théorie de l'objet commun dans Critique de la raison dialectique. Sartre, 1959) ne sont pas habités par leur nombre. La population est donc, contrairement à la croyance habituellement répandue, seulement un être mathématique. L'abus de langage commis à l'égard de "population", abus dont parlait déjà Marx dans un célèbre passage des Grundrisse, sans parvenir à régler la question, consiste dans l'hypostase d'une abstraction. L'abus ne consiste d'ailleurs pas dans l'hypostase elle-même mais dans la confusion entre l'hypostase et une chose. Jésus, au moins, était un homme ; mais il n'était pas divin, du moins ni plus ni moins que n'importe quel homme. Le Saint Esprit est divin ; mais il n'existe pas. Sartre commence ses Questions de méthode par : "La philosophie n'est pas ... c'est seulement une abstraction hypostasiée." C'eût été encore mieux s'il avait écrit : l'histoire n'existe pas, c'est seulement une abstraction hypostasiée. Par contre, chaque habitant est habité par la ville. La ville n'est pas un être mathématique. La ville est un ensemble substantiel, car cet ensemble entretient une relation d'intériorité avec chacun de ses éléments, en l'absence de tout mathématicien (mais la présence des mathématiciens ne le gêne pas non plus : il tremble dans ses profondeurs et pourtant il n'est pas inquiet).

*. Le problème est le même, comme je l'ai montré au premier chapitre, si l'on entend par population "l'ensemble des habitants d'une ville"

Tous les efforts de Marx, dans la pensée, et des marxistes (auxquels je peux ajouter Debord), dans le monde, auront été pour éliminer l'observateur, on sait comment.

 

 

Jean-Pierre Voyer

M. Ripley s'amuse