GÜNTHER ANDERS

« DIE ANTIQUIERTHEIT DES MENSCHEN »

— RÉSUMÉ ÉPURATOIRE —

Autant qu'on puisse en juger par ce résumé, établi par Baudet à l'intention de Debord en 1988 (Le sous-commandant Martos se venge, Le Fin mot de l'histoire) et par la traduction française, Anders est un auteur admirable et Debord un plagiaire.

Un tel résumé donne envie de lire cet auteur. J’ai lu la traduction française et le résumé de Baudet me paraît excellent et fidèle même s’il n’ose pas prononcer le mot magique. Ce résumé est magnifique. (JPV)

 

 

(Premier volume publié en 1956)

Dans le monde moderne, l'individu ne dispose de choix que parce que ceux-ci sont déjà faits (p. 1) — Les « moyens » (techniques) n'en sont pas : ce sont des décisions déjà prises sur la vie de chacun, la preuve en étant qu'il n'y a pas des moyens isolés, mais un système d'objets dont chaque objet est un élément, une pièce, qui appelle l'ensemble (p. 2) — La « culture de masses » est un analphabétisme post-littéraire, une marée d'images qui bouche les yeux de ceux qui n'ont plus rien à dire (p. 3) — L'image ne peut expliquer le monde, mais seulement assommer le spectateur par des lambeaux qui cachent la logique réelle (p. 4) — Du fait que production et vente d'objets industriels doivent sans cesse progresser, toute critique est un sabotage du « progrès » et qualifiée de réactionnaire (p. 4) — L'assimilation de la critique à un simple chipotage réactionnaire fut inaugurée par le national-socialisme (p. 5) — Le destin, ce fut la politique (selon Napoléon), puis l'économie (selon Marx), aujourd'hui c'est la technique (p. 7) — Réflexions oiseuses sur l'objet de la philosophie aujourd'hui (p. 11 à 14) — L'étrangeté d'objets surréalistes en présence réalisée et dépassée par celle d'un permanent face à face entre l'homme et la pensée d'ordinateur (p. 16) — La déhiscence entre les rapports de production et les représentations idéologiques (chez Marx) une seule parmi tant d'autres : entre l'action et la représentation, entre l'action et le sentiment, entre le savoir et la conscience, entre le corps et la technique : l'homme apparaît comme un carrefour de « retards » d'un facteur sur l'autre, comme l'exact contraire de l'idéal de la « personnalité harmonieuse » du XIXe siècle (p. 17) — La conception classique de la finitude humaine (vie limitée par la mort) est une abstraction salonnarde face aux limitations effectives et réelles (l'insuffisance des fonctions naturelles de l'individu face à une puissance sociotechnique non maîtrisée) — Nécessité « d'exagérer » les tendances actuelles pour figurer leur aboutissement futur, sous peine de ne pas reconnaître les tendances elles-mêmes (p. 20) — Dans sa timidité devant les objets, l'homme vénère ces derniers comme des autorités ontologiques, comme une classe sociale supérieure (p. 23) — L'homme moderne a honte de devenir, plus ou moins aléatoirement, ce qu'il est, au lieu d'être téléologiquement produit comme les engins (p. 24) — Ce n'est plus l'orgueil prométhéen, c'est la honte prométhéenne (= de s'être fait soi-même) — Le sentiment d'insuffisance provient du mode marchand de l'appropriation, où cette dernière ne répond pas à une manifestation d'une faculté ou d'un talent, mais d'un manque, comblé par un achat (p. 27) — Les vitrines illustrent en permanence avec pesanteur tout ce qui toujours échappera à l'individu (p. 28) — L'individu moderne n'a pas honte de sa réification, mais de l'insuffisance de sa réification (p. 29) — L'imperfection instrumentale du vivant apparaît comme manque à la conscience abusée (p. 30) — La timidité du consommateur devant la marchandise devient timidité des parents devant l'enfant, auprès duquel les anciens cherchent à se substituer des équipements ersatz, en raison de leur propre insuffisance notoire (p. 35) — C'est l'engin technique et marchand qui devient à son tour consommateur (= sujet de la demande d'être équipé, nourri, entretenu, etc.) (p. 40) — En soumettant son corps et son esprit aux exigences du système moderne, l'individu accomplit les rites d'initiation, qui n'ont donc pas disparu de la société : les machines y ont seulement remplacé les anciens (p. 41) — L'individu moderne n'a pas peur d'être utilisé (employé, exploité), mais de ne pas l'être (p. 42) — La version moderne de l'immortalité, c'est l'existence en série, où des êtres pseudo-individuels se succèdent sans interruption : la marchandise accède à cette divinité, devant des hommes misérablement mortels (p. 51) — L'industrie est platonicienne, en ce sens que l'eidos préexiste à sa réalisation standardisée éphémère (p. 52) — En mourant, l'homme n'accède pas à l'Olympe des produits calibrés, mais à l'Hadès des matières premières brutes, indignes (p. 54) — Par l'image, l'homme cherche à construire la dénégation de sa finitude : la vedette cinématographique entre dans l'éternité pour avoir consenti à devenir une pure image (p. 57) — La vedette fait facilement de la publicité pour une marchandise, car l'âne se frotte à l'âne : les immortels en famille (p. 57) — Lorsque le général Mac Arthur voulut transformer la guerre de Corée en Troisième Guerre Mondiale, on lui retira la décision non par désaccord avec ses intentions, mais pour s'en remettre aux ordinateurs « stratégiques » (p. 60) — Mac Arthur (vexé) démissionna... et devint PDG d'un groupe industriel spécialisé dans les ordinateurs de bureau (p. 63) — Contrairement à la morale, qui croit qu'on a honte des fautes qu'on a positivement commises, les faits démontrent qu'on a honte de ce qu'on n'a pas fait, de son impuissance, de sa passivité, de ce qu'on subit (p. 70) — Dans un monde marchand, non seulement l'homme est spectateur des choses mais il l'est de lui-même au sens où il se sent épié par les choses et leur exigence implicite d'une adéquation de l'homme avec elles (p. 81-82) — Propagande du travail mécanique (répétitif) à travers les néomusiques (rythme pauvre et syncopes érigées en principe de « composition ») (p. 84) — Le travail industriel comme construction active de sa propre passivité physique et mentale (p. 90) — L'humanité commence là où la distinction opératoire entre moyen et but cesse (p. 100) — La consommation de masse ne peut s'accomplir que dans l'isolement de chacun : chaque consommateur est un travailleur à domicile non payé coopérant à produire l'homme de masse (p. 101) — Impossibilité historique de délimiter production et consommation (ce que Marx avait commencé par appeler consommation productive, mais dont Anders ne pipe mot) : le travailleur à domicile (en tant que transformateur de sa propre nature en spectateur aliéné) n'est pas rétribué, mais paie lui-même pour accomplir ce labeur, il doit même acheter la perte de sa liberté (p. 103) — Les spectacles de masse nazis sont devenus inutiles, aucune dépossession de l'homme n'étant aussi efficace que celle qui simule le respect de la liberté individuelle (p. 104) — La télévision, installée chez les gens, détruit la collectivité familiale en la déréalisant : « lorsqu'un fantôme devient réel, la réalité devient fantomatique » (p. 105) — La télévision est exactement le contraire d'une table, qui réunit les gens : c'est le point de fuite de toute communauté en présence (p. 106) — Il n'y a plus de proximité que géographique ; face au bavardage médiatique, les hommes redeviennent « infantiles », au sens initial : ne sachant pas parler, ce qui n'est pas inessentiel, puisque « la parole est l'expression de l'homme, mais l'homme est aussi le produit de sa parole » (p. 110) — À travers les médias, les événements viennent à nous, nous n'allons pas à eux : le monde extérieur s'approche de nous, dûment remodelé, une fois que nous nous sommes terrés au tréfonds de notre « chez soi » ; de ce fait, nous ne faisons plus partie de ce monde, nous le consommons, nous en consommons le fantôme, et, ne pouvant lui parler, nous devenons d'ineptes voyeurs (p. 111) — Le monde ne devenant important que sous sa forme reproduite, en tant qu'image socialement valorisée, la différence entre être et apparence, entre réalité et image disparaît, et la réalité doit s'adapter à l'image, la copier (p. 111) — « Ce n'est que lorsque la porte s'est refermée derrière nous que l'extérieur devient visible ; ce n'est que lorsque nous sommes devenus des monades sans fenêtre que l'univers se reflète en nous » ; à force de penser que le monde existe pour nous (= position idéaliste), nous croyons ne plus faire partie de lui (p. 113) — Le vieux concept d'expérience (de voyage dans le monde) devient caduc quand nous n'allons pas au monde, mais qu'une image frelatée du monde vient à nous : la seule façon qu'avait l'animal sans instinct de devenir homme, celle développée par le Bildungsroman, n'est plus (p. 114) — Ce qui rend impossible l'expérimentation est tant la vitesse subjective (d'une simple insertion sociale) que la disparition de ce qu'il y a objectivement à expérimenter (p. 115) — Abolition de la distance dans la familiarité imaginaire avec des personnages fictifs du spectacle, instauration de la distance entre voisins et individus spatialement rapprochés (p. 117) — À la place de l'identification plotinienne ou goethéenne avec l'univers (Einfühlung), copinage et familiarité illusoires (références au langage publicitaire et journalistique américain, « good old Cassiopeia », p. 118) — Socrate devient « quite a guy », et le lecteur d'illustrés juge de l'histoire universelle (p. 119) — La grandeur passée est vécue comme provincialisme pittoresque de l'histoire : mépris de la modernité pour ce qui la dépasse, c.-à.-d. pour tout — L'adéquation de la marchandise au manque préfabriqué fait disparaître le sentiment de la réalité, conforte l'image de la réalité comme simple existence objective de l'hallucination (p. 122) — La familiarité est la dénégation de l'aliénation, son faux contraire, sa devanture (p. 124) — L'aliénation vient ouvrir la blessure que la familiarité referme : le sentiment de la blessure nous cache la dépendance de la drogue, et l'absorption de drogue nous fait oublier l'existence de la blessure (p. 126) — La radio du matin est la cérémonie profane par laquelle l'esclave moderne commence la journée qui n'est pas à lui (p. 127) — L'aliénation est-elle encore un processus dans les métropoles, ou y est-elle déjà un état apriorique ? Les abstractions mécanicistes des psychologues ne trouvent-elles pas un sujet d'observation à leur niveau ? (p. 129) — La succession rapide d'images désordonnées exprime une tentative maladroite d'échapper à l'ennui, à l'orée du « temps libre » (p. 137) — La tentative de contenter tous les organes sensoriels simultanément (lire et boire pendant que retentit la radio et qu'on bronze à la plage, p. ex.) renforce l'autonomisation des organes sensoriels, qui font exploser le sujet (le Moi) (p. 138) — Habitué dans le travail à l'action mécanique du corps et des fonctions mentales, le salarié recherche des distractions qui prolongent cet état, et entretiennent sa passivité (p. 139) ; dans ce contexte, la question du sens (de la signification) des activités ne peut plus être posée, ne correspond à rien : les organes s'accrochent en toute « liberté » au premier prétexte venu ; « être occupé » doit être compris comme on dit d'un taxi ou des WC qu'ils sont « occupés » : ils sont bouchés, et inaccessibles (p. 140) — Au XIXe siècle, le Gesamtkunstwerk visait déjà à réaliser positivement l'horreur du vide : rien d'étonnant à ce que le totalitarisme politique se soit saisi de cet art totalitaire, que Nietzsche seul critiquait violemment (p. 140) — La standardisation est une division, l'individu devrait s'appeler le « dividu » ; ce que l'on représente à la télévision ne peut être analysé ou compris à l'aide des anciens concepts de la théorie esthétique : la qualité esthétique n'est jamais en jeu, ni son revers : la conscience du fictif ; la télévision produit exclusivement ce qui n'est plus ni réel ni apparence, mais l'ambiguë confusion qui balaye ces distinctions (p. 143) — La réalité devient un rêve, le rêve une réalité : la même apparence médiatique traitant à la fois le réel et la fiction, cette apparence ne peut plus apparaître comme spécifiquement « esthétique », elle devient elle-même clandestine et permanente ; les vieilles dames américaines tricotent des pull-overs pour des personnages de feuilleton, et envoient des paquets de cadeaux pour des naissances fictives (p. 145) — Ces tricoteuses sont les Parques de l'irréalité moderne ; les gens illusionnés jusque dans leur vie affective, de cette façon, sont encore plus anéantis que ceux qui n'avaient que des opinions illusoires (p. 146) — Le sentiment devient dès lors synonyme de bêtise ; que le spectateur prenne au sérieux ce qui ne l'est pas, et inversement, correspond à un besoin du système : le spectateur doit être en permanence l'homme de l'incertitude, face auquel les médias gardent toute initiative (p. 151) — « Le but poursuivi par la fourniture d'images est de recouvrir la réalité avec ce qu'on prétend être cette réalité : de recouvrir le monde par son image, et de le faire disparaître » (p. 154) — Le mensonge dominant porte moins sur les parties que sur le tout : le mensonge, c'est le tout, et le tout d'abord (p. 164) — L'image médiatique du monde n'est pas construite d'après sa réalité, mais comme ensemble de stimuli préfabriqués et de « behavior patterns » ; le rapport magique au monde est ainsi inversé : dans la magie, on pratique sur le simulacre ce que l'on veut faire au réel ; dans le spectacle [ terme inexistant chez Anders, mais dont le besoin se fait sans cesse ressentir {{ Et ça, qu'est-ce que c'est ? (JPV) : « III. Notre monde actuel est "postidéologique" : il n'a plus besoin d'idéologie. Ce qui signifie qu'il est inutile d'arranger après coup de fausses visions du monde, des visions qui diffèrent du monde, des idéologies, puisque   le cours du monde lui-même est déjà un spectacle arrangé. Mentir devient superflu quand le mensonge est devenu vrai. » (page 224 de l'édition française) et ça : Die Antiquiertheit des Menschen. Beck, page 195 : „da das Geschehen der Welt selbst sich eben bereits als arrangiertes Schauspiel abspielt.(JPV) }} ], on agit sur le réel pour y retrouver l'image (le simulacre) (p. 165) — Plus le médium gagne en prétention d'objectivité (la photographie par rapport à la peinture), plus il devient mensonger, et peut se le permettre (p. 166) — La morale au service de la marchandise : « apprends à convoiter ce que le marché propose » (p. 172) — Ne pas consommer est un acte de sabotage, un manque de civisme, celui qui s'abstient bafoue les droits de la marchandise, il est pire que le voleur, qui ne paye pas, mais convoite (p. 172) — Le piéton comme hors-la-loi [Anders arrêté comme promeneur par des flics américains, quiproquo, impossibilité d'expliquer l'errance sans qu'elle tombe dans la catégorie juridique du vagabondage] (p. 173) — Le besoin ne précède plus la consommation mais lui succède : on achète « ce qui sort », et une fois acheté, on le considère comme un besoin (p. 176) — Toute la marchandise ressemble à la boisson Coca Cola, qui n'arrête pas la soif, mais la reproduit, et la reproduit comme soif de Coca Cola ; une fois acheté un produit, le consommateur « s'approprie » les besoins du produit lui-même (besoin de compléments, de carburant, de techniques de maintenance, d'équipement pour recyclage périodique de son « look », etc.) ; après s'être lié à la proliférante famille des objets, personne n'a plus à réfléchir à ses besoins : les objets expriment les leurs, et exigent d'être satisfaits ; nous ne sommes plus que leurs serviteurs imparfaits, qu'ils rappellent sans cesse à l'ordre (p. 177) — Le mensonge n'est plus un simple mensonge dès lors qu'il transforme le monde pour ressembler à une vérité : le monde évolue « à l'image de ses images ». (p. 179) — Le monde actuel est post-idéologique, au sens où il n'a plus besoin d'une idéologie surajoutée à une réalité qui est elle-même une idéologie matérialisée (p. 195) {{ Incroyable : Baudet a donc sous les yeux, page 195 de l’édition Beck, le terme Schauspiel. Beck, page 195 : „da das Geschehen der Welt selbst sich eben bereits als arrangiertes Schauspiel abspielt.“ et cependant il déclare ci-dessus le « terme inexistant chez Anders. » L’amour est aveugle. « III. Notre monde actuel est postidéologique“ : il n'a plus besoin d'idéologie. Ce qui signifie qu'il est inutile d'arranger après coup de fausses visions du monde, des visions qui diffèrent du monde, des idéologies, puisque le cours du monde lui-même est déjà un spectacle arrangé. Mentir devient superflu quand le mensonge est devenu vrai. » (page 224 de l'édition française)* (JPV) }} — Dans toute l'imagerie marchande, l'approbation est intégrée comme le sont les applaudissements dans certains disques ou dans certaines émissions télévisées (p. 197) — Comme chez Beckett, les tragédies ne ressemblent plus qu'à une farce (p. 217) — Chez ces clowns fatigués, l'action est devenue une variante de la passivité : je reste, donc j'attends (Godot) : (p. 218) — C'est la mise en scène d'êtres reproduisant des attitudes religieuses sans même plus savoir quel est l'objet du culte : du « mauvais infini » à la mauvaise éternité (p. 223) — Comme il ne se passe rien, la répétition n'est plus perçue comme telle (l'acte II de Godot répète l'acte I), (p. 223) — Le temps n'est plus qu'un espace où se déploie l'amnésie (p. 224) — À notre époque, le but de l'existence consiste à produire des moyens (p. 251) — Le but assigné à un but est d'être un moyen pour les moyens : dès lors, on n'autorise plus qu'une critique qui s'attaque à l'adéquation opératoire du moyen, et en aucun cas une critique qui commence à raisonner en termes de buts (p. 252) — Les moyens justifient les fins (p. 252) — La parcellisation des « compétences » produit l'incompétence générale face à la totalité réelle, jusqu'au sommet du pouvoir (p. 270) — L'homme n'existe plus quand ses rôles fragmentaires se sont totalement autonomisés, à l'image du bon père de famille gardien à Auschwitz (p. 272) — La croyance dans le progrès était une croyance dans le caractère infini du processus, pétrie d'optimisme et ignorante de l'existence du négatif (p. 278) — La croyance dans le progrès rendait inutile d'imaginer l'avenir, qui se faisait tout seul : il faut à présent comprendre que rien ne se fait tout seul, mais que nous le faisons (p. 282) — Dans le travail conçu comme valeur morale en soi, le travail lui-même justifie le produit (le résultat), au sujet duquel toute interrogation devient superflue : la production du pire est encore de la production, donc sacro-sainte (p. 289) — Comme il n'existe positivement aucun point de vue extérieur au travail, il n'en existe aucun où l'on sait ce qu'on fait, et ce qui se fait (p. 293) — Le caractère banal du criminel de guerre est mille fois pire que la passion meurtrière, qui sait ce qu'elle fait, alors que le premier n'exprime qu'une impuissance illimitée (p. 297) — L'art musical produit l'identification de l'auditeur avec ce qu'il entend, et produit donc en lui un sentiment chaque fois original, qui n'existe pas indépendamment du morceau qui le crée : chaque musique crée un nouveau sentiment sui generis ; preuve, positive cette fois, de la plasticité et de l'historicité encore inconscientes de la vie affective.

 

*. Je ne lis pas l’allemand mais il me semble qu’il serait préférable de dire : « les événements du monde lui-même sont préparés comme un spectale arrangé », car, si le cours du monde lui-même était arrangé comme un spectacle, c’est que le monde lui même serait un spectacle et donc que le spectacle serait la réalité. Il n’est d’autre réalité que le monde. Tandis que si les événements sont préparés, comme les pianos de Cage, ils peuvent être à la fois réels et cependant présentés de telle sorte qu’ils constituent un spectacle, telles par exemple la guerre froide et l’opposition du monde « libre » et du socialismus. La préparation et la menace de guerre sont réelles mais leur présentation constitue un spectacle, le spectacle de l’affrontement de deux mensonges rivaux qui ne sont pas présentés comme mensonges, évidemment, mais comme la négation réciproque l’un de l’autre ce qui entraîne que si l’un est faux, l’autre doit nécessairement être vrai. Mais il ne s’agissait que du spectacle d’une négation et non d’une négation réelle ; ils sont donc tous les deux faux, tous les deux mensonges. C’est la présentation et elle seule qui constitue un spectacle (de defensa). Cependant, quoique illusoire, cette présentation des événements réels devient réelle dans la mesure où elle contribue à ce que les populations se tiennent tranquilles, ce qui est bien un élément réel du cours du monde et surtout le but recherché par dessus tout. C’est le faux qui devient un moment réel par sa présentation de la réalité et non le contraire comme le prétendait Debord. Le réel paraît dans le faux et de ce fait il devient réellement agissant comme mensonge. L’affrontement de deux mensonges est présenté comme l’affrontement du vrai et du faux. Autrement dit, ce n’est pas le cours du monde qui est un spectacle arrangé, pas même la présentation du cours du monde, mais seulement la présentation de ses événements. Or, heil Barwise, la présentation des événements est un moment des événements puisqu’un événement ne se distingue pas de ses effets dans le monde : il consiste dans ses effets. Du temps de la religion, les événements du monde étaient présentés dans un ciel inaccessible, dans ce monde ils sont présentés dans le monde même et, par conséquent, la présentation de l’événement est un moment de l’événement même. La réflexion du monde est descendue du ciel sur la terre où elle constitue une puissante industrie. L’artisanat bédouin mène une campagne victorieuse contre cette industrie. Une différence amusante dans l’opposition monde « libre » / socialismus, c’est que les menteurs russes ne croyaient pas à leur mensonge** tandis que les menteurs occidentaux ont toujours cru au leur. C’est ce qui se  développe aujourd’hui, sans entraves depuis que le vieux partenaire n’est plus là pour y mettre un peu de bon sens, comme virtualisme furieux.

**. « L'illusion d'indépendance de l'activité intellectuelle est constitutive de l'idéologie au sens de Marx. C'est cette apparence d'indépendance qui permet à l'idéologie de fonctionner comme idéologie dominante, c'est à dire de coloniser les consciences à leur insu, d'orienter inconsciemment les conduites, de les légitimer et de contribuer ainsi à la constitution d'un consensus. »

Je trouve cette idée dans l'excellente brochure de Claude Orsoni, De la dissidence, le régime idéologique soviétique et la dissidence. Nautilus, 1983. Pour Orsoni il n'y pas d'idéologie en Russie puisque cette apparence d'indépendance de l'activité intellectuelle n'existait pas en URSS. Personne ne croyait plus à la doctrine officielle, ni dirigés, ni dirigeants. La doctrine unique, officielle, obligatoire n'était qu'en apparence une idéologie, dans les faits elle ne l'était plus du tout. En URSS, il n'y avait plus de croyants, c'était le règne du cynisme. Pour Orsoni, le pouvoir politique stalinien s'oppose à toute idéologie. En URSS c'est la police qui faisait régner une apparence de consensus, en vérité, la terreur. Ni trottinettes, ni patins à roulettes, ni milices pride à Moscou. De même, aujourd'hui, l'idéologie n'est pas constituée par la propagande d'un tyran (propagande concentrée) ni par le matraquage de la propagande commerciale (propagande diffuse) qui ne présentent pas ce caractère libre et spontané requis pour qu'on puisse parler d'idéologie. Le caractère libre et spontané des patins à roulettes et de la trottinette sont indispensables à l'idéologie.

Le comble de l’absurde fut qu’en Russie il y eut un spectacle de l’idéologie, c’est à dire la présentation d’une croyance dans une doctrine à laquelle personne ne croyait.