On ne peut traduire aufheben par effacer


Posted by Jean-Pierre Voyer sur le Debord off on February 10, 1999


Marx renverse Hegel

On ne peut traduire Aufheben par effacer.
Le commencement est conservé.

Pour Hegel, la raison d'être (Dieu) est un résultat et non un commencement. C'est bien le pire contresens que de reprocher à Hegel sa prétendue téléologie puisque si le monde était but, la raison d'être du monde serait ce but et donc, par là même, commencement car le but existe d'abord comme idée avant tout commencement d'exécution. Ainsi, pour Hegel, plutôt qu'une progression vers un but, l'histoire est plutôt « une régression vers ce qui a servi de commencement » car, bien que le commencement n'ait aucune raison d'être (ou si l'on préfère aucun but), la raison d'être, quand elle existe enfin, est la raison d'être de ce commencement. Le commencement n'avait pas de sens. Il en acquiert avec l'histoire. L'histoire est l'histoire du sens et elle n'a elle-même aucun sens, sinon celui d'être histoire du sens car, quel que soit le résultat, ce résultat a un sens. Il faut ajouter que ce résultat n'a pas de cause. Il n'est ni réalisation d'un but, ni effet d'une cause. Il est approfondissement d'un savoir. Pour Hegel, donc, tout se passe comme si l'histoire consistait en un effort pour donner un sens à un commencement qui n'en avait pas. Le reproche de cynisme fait à Hegel est déjà plus justifié. Si Hitler avait réussi à établir le Reich millénaire, la raison d'être du monde en eut été changée ; du moins elle eût été fort différente de ce qu'elle est avec la victoire de Coca-Cola. Mais d'une part Hitler n'a pas réussi et d'autre part, si, pour Hegel, toute raison d'être est un résultat, tout résultat n'est pas une raison d'être encore que Hegel ait pu écrire que Weltgericht ist Weltgesischt soit : le jugement du monde est ce qui arrive (ce qui ne contredit pas Wittgenstein pour qui le monde est tout ce qui arrive y compris le short blanc à rayures bleues de Mme Lévy en 1981, alors qu'elle n'était pas encore Mme Lévy et que Mme Jospin était encore Mme Jospin). Je sais bien aussi que Hegel aime beaucoup le mot Ziel, mais ce n'est pas parce que le monde contient des buts que le monde est but lui-même.

Marx veut tellement renverser Hegel, il veut tellement le remettre sur ses pieds, qu'il reprend à son compte la vieille prétention théologique pour qui la raison d'être (Dieu) est au commencement, ce qui est une pure régression par rapport à Hegel. Il se contente seulement de remplacer Dieu par la prétendue économie, tout aussi fallacieuse. Le mot économie a remplacé le mot Dieu. Pour Marx, le commencement est la cause suprême et tout en découle. Simplement, il se contente de mettre au commencement l'économie et ses lois (Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front). C'est parce que la raison d'être est le commencement qu'il peut y avoir des lois de l'histoire alors que pour Hegel, il n'y en a pas ; mais seulement une logique de la négation et du conflit à l'œuvre. Hegel est conséquent. Si le monde est un savoir, alors la logique a lieu dans le monde, contrairement à la logique formelle qui n'a lieu que dans la pensée. Pour Hegel, la seule loi de l'histoire est la négation de toute loi. Ainsi, Marx aboutit à ce paradoxe que j'ai toujours trouvé si ridicule (et quand je dis toujours, c'est dès mes vingt ans, alors que tous mes petits camarades étaient gauchistes marxistes bon teint) : les lois de l'histoire qui découlent du fait que la raison d'être est dans le commencement font que les jeux sont faits, que le capitalisme est merveilleusement condamné. Cependant, il faut éduquer et guider la classe ouvrière. A quoi bon puisque le capitalisme est merveilleusement condamné par les lois de l'histoire. Les connards à patins à roulettes et les pédés qui se marient (ce sont souvent les mêmes) vont certainement fonder la nouvelle Athènes. Plutôt, le monde va la fonder à leur place. C'est seulement une question de temps. L'imbécile Debord me soutenait une chose pareille en 1970. Les pédés et les gouines en colère allaient se radicaliser et on allait voir ce qu'on allait voir. C'était une simple question de temps. Or ce que j'avais particulièrement apprécié dans l'I.S. était sa condamnation des révoltes parcellaires.

De même, j'ai toujours trouvé ridicule que les situationnistes se réjouissent du prétendu effondrement du capitalisme. L'empire romain s'est effondré, et alors ? Ni Rome ni Athènes, ni les révolutions bourgeoises ne résultèrent d'un effondrement ; mais d'une préparation dans les profondeurs du monde comme le veut Hegel. Quand on voit enfin ce qui se préparait dans un climat de frivolité, tout est déjà fait : lever du soleil qui dessine en un instant un monde. Rien de bon ne peut résulter d'un effondrement.

Dans ce monde l'esprit est condamné à suinter des plaies des stigmatisés, sourdre des pans de mur, transpirer comme un secret. Voilà pourquoi la musique de Wagner transpire.

Le tout est seul réel. Or on ne voit jamais le tout. Donc ce qu'on voit n'est pas réel, est un spectacle. Le spectacle existe de toute éternité. La chose est savoir. Si elle ne paraît pas c'est pour des raisons différentes de celles de Kant. Le mythe est transfiguration du commencement.

Le monde est un savoir peuplé d'ignorants. Le monde est savant mais il l'ignore. Ses habitants sont ignorants, mais ils l'ignorent aussi.

M. Ripley s'amuse